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et elle espérait au contraire gagner les bonnes grâces de sa devancière par sa soumission et son humilité. Elle faisait fausse route, la pauvre petite, mais ce ne devait pas être la dernière fois.

Si le fameux adjectif d’incomprise peut s’appliquer à une femme quelconque, c’est bien assurément à Emina. Il est juste de reconnaître cependant que sa rivale la comprit mieux que personne. À peine eut-elle, du haut de sa suprématie, jeté un regard scrutateur sur les traits réguliers, mais délicats d’Emina, dont les yeux, si limpides malgré leur expression de timidité, se fixaient calmes et sereins sur tous ceux à qui elle avait affaire, qu’Ansha se dit : — Il y a dans cette petite quelque chose que je dois surveiller. — Elle remarqua aussi qu’Emina pâlissait plus souvent qu’elle ne rougissait, ce qui, nous le savons, nous autres civilisés, ne dénote après tout qu’une anomalie dans le système de la circulation du sang. Ansha n’avait pas lu Bichat, et elle conclut de son observation qu’Emina sentait avec plus de force que cela n’était à souhaiter dans sa position. Elle s’appliqua donc à étudier la nouvelle venue, et cette étude eut les résultats les plus satisfaisans. — S’il y a quelque chose de singulier dans cette enfant, se dit-elle, ce n’est rien du moins dont je doive m’inquiéter. Elle n’est bonne à rien, elle ne sait pas se faire valoir, elle ne songe pas même à flatter ceux à qui elle a bonne envie de plaire ; elle n’aura jamais la moindre influence sur Hamid-Bey, et elle demeurera toujours en mon pouvoir. — Ansha était donc rassurée, mais non radoucie. Elle allait jouer avec Emina comme le chat joue avec l’oiseau captif, et lorsqu’elle jugerait le moment favorable, elle l’achèverait d’un coup de dent.

Les deux enfans du premier lit d’Ansha, deux jeunes gens de seize à dix-sept ans, avaient leurs entrées dans le harem, où leurs épouses demeuraient en assez bonne harmonie sous la présidence d’Ansha. Ces deux couples ne méritent pas d’être présentés au lecteur, et une simple mention honorable est tout ce que je puis leur accorder. Venaient ensuite les cinq enfans d’Hamid et d’Ansha. C’était d’abord une jeune fille de treize ans, jalousant à double titre Emina, — premièrement parce que c’était la rivale de sa mère, — en second lieu parce que sans être ni son aînée, ni la fille d’un bey, elle avait trouvé un bey pour mari, tandis qu’elle, issue d’une noble famille et parfaitement en âge d’être établie, attendait encore le bey qui n’arrivait pas. Puis c’étaient deux garçons de dix à onze ans, insupportables comme le sont tous les garçons de cet âge en Turquie, traitant leur mère et toutes les femmes du harem comme les dernières des esclaves, se glissant à toute heure dans toutes les chambres sans qu’on eût le droit de les envoyer promener. Venait encore une petite fille assez douce et assez gentille jusque-là (elle