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devant laquelle les charmes d’Emina pâlissaient un peu ; mais cette beauté si fière était bien connue d’Hamid-Bey, et si bien connue qu’il ne la reconnaissait plus du tout. Ansha avait cessé d’être belle aux yeux de son seigneur, et elle le savait. Aussi, lorsque sa stérilité lui en fournit un prétexte (s’il est permis d’appliquer l’épithète de stérile à une femme qui avait eu huit enfans), elle s’empressa de faire remarquer au bey qu’il avait besoin d’une femme plus jeune qu’elle, se réservant ainsi la consolation de se dire et de dire à ses amies : — C’est moi qui l’ai voulu ; Hamid-Bey ne se fût jamais décidé de lui-même à me donner une rivale.

Quoiqu’elle ne fut plus belle aux yeux de son mari, Ansha n’était pourtant pas sans influence sur son esprit. Elle possédait les titres de la partie la plus considérable des biens de Hamid, c’est-à-dire qu’elle était légalement en possession de la maison, des meilleures terres et des troupeaux du bey, celui-ci les ayant hérités de son frère aîné, qui, pour se mettre à l’abri de certains accidens politiques dont il était menacé, avait placé sur la tête de sa femme le plus clair de ses propriétés. Hamid-Bey, lui, n’avait jamais rien eu à démêler avec la politique, mais il avait en revanche des créanciers qui, n’étant pas les créanciers de sa femme, ne pouvaient faire vendre ses biens. Hamid avait donc besoin d’Ansha : première cause d’influence. En second lieu, il est juste de reconnaître qu’Ansha était ce qu’on appelle dans un certain monde une femme supérieure. Elle avait une forte tête, et c’était merveille de voir comment, sans quitter le coin de son ottomane, elle savait à point nommé le moment où tel ami d’Hamid-Bey était en fonds, où tel créancier perdait patience, où tel débiteur se trouvait en mesure de s’acquitter. Elle avait rendu à son mari des services signalés en lui fournissant de précieux renseignemens ; aussi avait-il coutume de dire à ses amis : — Ansha sait où est l’argent de tout le monde, et personne ne la surpasse dans l’art de trouver des fonds.

Ainsi cuirassée, Ansha n’avait rien à craindre de la rivalité d’Emina, et d’autant moins qu’elle se souciait fort peu du cœur de son bey. Il lui suffisait d’être et de demeurer maîtresse au logis, et c’était elle-même qui avait conseillé à son mari d’épouser la fille d’Hassana, en l’assurant que c’était le seul moyen pour lui de rentrer dans sa créance ou d’en obtenir l’équivalent. Il faut avouer néanmoins que, tout en étant sans crainte au sujet d’Emina, Ansha ne l’aimait guère. Elle la dédaignait comme une enfant sans conséquence, n’ayant d’autre mérite que sa beauté délicate et fragile ; or les femmes de la trempe d’Ansha n’aiment pas ce qu’elles dédaignent, et ce n’est qu’en se rendant redoutable qu’on parvient à éveiller leur intérêt. Emina était loin de se douter de cette vérité philosophique,