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se soutenir. Pendant ce long supplice, pensa-t-elle à Saed ? Quelquefois. Quoiqu’elle connût son caractère, elle s’était surprise d’abord à s’inquiéter de ce qu’il pouvait devenir et à craindre un coup de tête, fruit de son désespoir ; mais ses craintes s’étaient bientôt dissipées, car non loin de la porte, qu’une voisine avait laissée entr’ouverte en entrant, Emina avait aperçu Saed au milieu d’un groupe d’enfans de tout âge, venus à la fête pour avoir leur part de gâteaux, lait caillé, thé de mauve et autres friandises qui devaient être distribuées au public. Les gâteaux n’étaient pas l’aimant qui attirait Saed à la noce, cela va sans dire. S’il en mangea (ce que j’ignore), ce ne fut que par prudence, pour ne pas attirer sur lui l’attention, toujours malveillante, et ne pas nuire à la réputation immaculée d’Emina. Toujours est-il que, rassurée sur le sort de son ami, les pensées d’Emina prirent une direction dans laquelle elle n’était pas exposée à rencontrer Saed. Elle s’occupa de son avenir.

Vint enfin le grand jour, le jour des noces. Avant que le soleil parût au-dessus de la colline qui faisait face à la maison d’Hassana, une musique bruyante, composée d’un tambour, d’une grosse caisse, de deux fifres et d’une guitare ou mandoline au long manche, retentissait dans la plaine. Quelques instans plus tard, un long cortège d’hommes et de femmes à cheval descendait le sentier qui menait du village d’Hamid-Bey à la vallée. À peine les cavaliers avaient-ils mis pied à terre, qu’on leur offrit des tartes au miel, des boulettes d’avoine bouillie enveloppées dans des feuilles de vigne, de petits morceaux de viande rôtie enfilés dans de petites broches en fer, et une énorme montagne de pilaff. Tous plongèrent à l’envi leurs doigts dans le beurre ou la sauce, et leur appétit, excité par tant de bonnes choses, se satisfit à plaisir ; mais comme il est impossible de toujours manger sans jamais boire, quelque bon musulman que l’on soit d’ailleurs, on apporta dans une coupe homérique un sherbet composé d’eau, de miel, de poires cuites et d’orge, et tous les convives trinquèrent à la ronde. L’un d’eux, prenant à part Hassana, lui demanda ensuite à voix basse s’il n’avait pas une goutte d’eau-de-vie à la maison, et sur la réponse affirmative de l’amphitryon, chacun passa à son tour dans un réduit intérieur, où l’on but plusieurs litres de cette boisson exhilarante, si bien qu’en rentrant dans la pièce commune, tous les convives avaient le visage allumé, l’œil trouble, et décrivaient en marchant les courbes les plus irrégulières. Personne n’en fit la remarque néanmoins, et c’était là le point essentiel.

L’heure arrivée, on se disposa au départ. Plus morte que vive, Emina reçut sur sa tête et sur son dos une courte-pointe piquée ; puis, quand elle eut embrassé père, mère, frère, parentes et amies, Hassana la hissa à califourchon sur un cheval du bey, magnifique-