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si je suis malheureuse, je le supplierai de se hâter : si je suis contente, je verrai l’heure suprême approcher avec effroi ; mais heureuse ou affligée, cette heure viendra, et cela me console.

— Pauvre Emina ! dit alors naïvement Saed, est-il bien vrai que tu souffres ? Puisqu’il en est ainsi, je te rends toute mon estime et tout mon amour. Oh ! je t’aime bien, Emina ! je t’aime bien, et c’est la pensée de te perdre qui me rend si méchant.

Les deux enfans passèrent une triste journée. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, dans un des sites que préférait Emina. C’était sur les bords d’un torrent qui roulait au fond d’une étroite vallée, entre des prairies et des bosquets de saules qui trempaient leurs rameaux recourbés dans l’eau courante. À quelques pas plus loin, la scène, de riante et paisible qu’elle était, devenait soudainement sombre et effrayante. Des rochers taillés à pic, sortis comme par enchantement de ces vertes prairies, formaient d’immenses arceaux sous lesquels le torrent se précipitait avec bruit, se heurtant et se brisant aux énormes pierres qui tapissaient son lit. La route, suivie d’ordinaire par les voyageurs peu nombreux qui traversaient ce canton, se perdait dans le torrent, et ce n’était qu’en marchant dans l’eau jusqu’à mi-corps ou jusqu’au poitrail des chevaux que l’on atteignait l’issue de ce défilé, dans lequel la lumière du soleil pénétrait à peine. C’était sur le seuil de cette sombre nature, sur les dernières limites de ce paysage calme et serein, qu’Emina se plaisait à contempler les chocs et les ténèbres qui venaient expirer à ses pieds. — Hélas ! se disait-elle ce jour-là, je vais marcher en avant. Adieu, frais ombrages, eaux tranquilles, je vais entrer dans le sombre défilé, lutter contre les vagues, déchirer mes pieds aux pierres du torrent ! Qui sait si je reverrai jamais la lumière, ou si, sanglante et brisée, je serai jetée sur le rivage lointain ?

Inutile de dire que les deux enfans formèrent des projets pour l’avenir, ou pour mieux dire ce fut Saed qui les fit et Emina qui y prit part, pour ne pas le replonger dans son désespoir. Cette entrevue ne fut pas la dernière. Pendant les trois semaines qui s’écoulèrent avant le mariage, Emina et Saed se rencontrèrent tous les jours et passèrent le temps à se répéter les mêmes choses. Je dois avouer qu’Emina éprouvait quelque lassitude de ces scènes cent fois renouvelées et qui n’aboutissaient à rien. Elle eût préféré employer ces derniers beaux jours à puiser des forces contre l’avenir ; mais Saed avait besoin de gémir, cela lui faisait du bien, et comme entre deux malheureux celui qui souffre le moins est celui qui crie le plus fort, Saed usait de son droit en poussant des hurlemens à en assourdir les échos et à fendre les rochers.

Depuis que le monde est monde, ni ceux qui supplient le temps de