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leur mieux seyante. J’ai déjà avoué qu’Emina ne portait au lieu de robe qu’une chemise de toile, et quand elle changeait de toilette, c’était à l’insu de tout le monde, vu que ses deux costumes avaient été taillés dans la même pièce d’étoffe, et ne se distinguaient l’un de l’autre par aucun ornement. Ce jour-là toutefois, Emina avait réfléchi plus longtemps que de coutume, et le sujet de ses méditations n’était ni plus ni moins qu’un couple de jolies tourterelles sauvages qu’elle avait vu déjouer, en se réfugiant dans un taillis, les manœuvres d’un faucon. — Qui leur a appris, se demandait-elle, que cet oiseau n’est pas un oiseau comme tous les autres, un ami, un indifférent ? La voix qui a averti les tourterelles n’est-elle pas la même qui m’arrête devant telle ou telle plante, et semble me dire qu’il y a en elle de quoi guérir tel ou tel mal ? Cette voix qui parle à chacun son langage, c’est sans doute la voix de Dieu ; mais alors Dieu doit être sans cesse auprès de nous, auprès de tous et de chacun, veiller sur nous, s’occuper de nous, mettre sa toute-puissance au service de notre faiblesse. Je me sens forte maintenant, je ne suis plus seule au milieu des bois. Quel bonheur ! Dieu est avec moi, et je le sais !

Et le joli visage d’Emina s’était éclairé d’une joie si pure et si sublime, que Saed, qui s’était approché d’elle tout doucement et qui l’observait depuis quelques instans en silence, avait eu raison de s’écrier : — Que tu es belle aujourd’hui, Emina !

— Suis-je belle ? répondit-elle en entendant ce compliment pour la première fois de sa vie. Tu me fais plaisir de me dire cela, Saed, quoique je ne sache pas à quoi cela peut me servir d’être belle.

— Oh ! je te le dirai, moi, reprit Saed, qui sur certaines institutions sociales était beaucoup plus avancé que son amie, cela peut te servir d’abord à trouver un mari.

— Si ce n’est que cela, je ne m’en soucie guère. Ma mère Fatma était bien gaie lorsque mon père l’a épousée ; mais à présent toute sa gaieté a disparu, d’où j’ai conclu que le mariage n’était pas la plus belle chose du monde.

— C’est selon le mari, Emina. Ton père est vieux (il avait vingt-huit ans, ce qui est un grand âge en Asie-Mineure, où l’homme se marie presqu’au sortir de l’enfance), il est sérieux, de mauvaise humeur quelquefois, et il ne rend pas sa jeune femme heureuse ; mais suppose un moment que je devienne, moi, ton mari ! Hein ! qu’en dis-tu ?

Emina se préparait à répondre, lorsque d’affreux hurîemens retentirent. Ils se levèrent brusquement, regardèrent du côté d’où partait le bruit, et aperçurent un loup aux prises avec le fidèle Ac-Ciâq. Emina fit un pas en avant, Saed la retint par le pan de sa robe, en lui disant d’une voix étranglée par la peur : — Sauvons-nous, Emina,