comme une velléité de révolte. Elle avait alors neuf ans, et s’était accoutumée à ne rien faire que rire, chanter, danser, cueillir des fleurs et manger du raisin. Passer les jours et les nuits sur les montagnes sans autre société que ses bêtes, cela était un peu triste pour une jeune personne élevée dans l’ignorance de tout devoir et de toute contrainte. Peu à peu cependant elle se fit à sa nouvelle condition. Ses chèvres ne furent plus à ses yeux une seule chèvre multipliée vingt fois, sans cœur ni discernement ; son chien ne fut plus une laide machine à japper et à mordre, ni la nature une série monotone de montagnes et de vallées enfermées sous une calotte d’airain embrasé. D’abord Emina fit plus amplement connaissance avec son troupeau : elle remarqua que certaine chèvre rouge aimait tendrement son chevreau, qui de son côté ne se faisait aucun scrupule de planter là son excellente mère pour aller gambader avec ses camarades sans s’inquiéter du bêlement plutôt désespéré que plaintif de la pauvre chèvre rouge. — L’ingrat ! se disait Emina en le suivant des yeux. Si ma mère gémissait ainsi lorsque je la quitte, je n’aurais jamais le courage de m’éloigner. Après tout, poursuivit-elle après un moment de silence, il se peut que ma véritable mère eût été ainsi ; mais Fatma n’est pas ma mère, et, quoiqu’elle m’aime bien, ce n’est pas de cette façon-là.
Ce qui attirait surtout l’attention d’Emina, c’était le chien du troupeau. — Il n’est pas beau, mon pauvre Ac-Ciâq[1], se disait-elle, et presque toutes mes chèvres sont infiniment plus belles que lui. Pourquoi le préféré-je au troupeau tout entier ? C’est sans doute que lui aussi me préfère à tout, et que je ne suis pas ingrate comme ce vilain petit chevreau que je ne puis souffrir malgré sa beauté. Ah ! ce n’est donc pas tout que la beauté ! — Et Emina se trouvait faire ainsi, quoique à son insu, une réflexion plus sensée que n’en fit oncques aucune de ses sœurs en Mahomet.
Mais plus que ses chèvres, ses chevreaux et son chien, le spectacle du ciel, de la terre et des eaux exerçait petit à petit un charme chaque jour plus puissant sur la bergère. Elle en était venue à connaître la position de chaque étoile, à attribuer aux unes une influence favorable, et aux autres de mauvaises intentions, si bien que, pendant les nuits qu’elle passait dans la campagne, elle s’arrangeait de façon à se placer sous le rayonnement des bonnes étoiles et à se cacher des autres sous un arbre ou un taillis. Les plantes aussi, et surtout les fleurs, ravissaient Emina. Elle les examinait avec soin, comptait leurs pétales et leurs pistils, et n’oubliait rien. — À quoi bon tout cela ? — se demandait-elle. Et il ne faudrait pas lui en vou-
- ↑ Ferblanc : c’est un nom de chien très commun en Asie.