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guérir son ennui ; il retrouve dans le conseiller que lui offre la solitude le souvenir des livres qu’il a quittés. Le même enseignement traduit dans un autre langage ranimerait son cœur désolé, rendrait à son esprit la vigueur des premières années, à sa volonté le ressort brisé par l’inactive rêverie ; mais la voix qu’il entend n’est pas celle d’un pâtre. Il résiste, il se défend, il glorifie son découragement et son ennui parce qu’il reconnaît dans son interlocuteur un adversaire expérimenté, qui parle trop bien pour ne pas se laisser prendre lui même au charme de sa parole. L’habileté se déploie aux dépens de la force. La sagesse parée de toutes les pompes du langage trouve le cœur rebelle ; la sagesse rustique y porterait la persuasion. La distinction que j’établis est-elle facile à saisir ? Lors même qu’elle se concevrait sans peine, ne serait il pas malaisé d’en tenir compte dans la pratique de la poésie ? Tous ceux qui connaissent les œuvres les plus pures de l’imagination humaine, depuis la Grèce jusqu’à l’Écosse, depuis Homère jusqu’à Burns, savent que ni l’aveugle mendiant né sur les bords du Mélès, ni le berger calédonien n’ont méconnu la distinction que j’établis. Ils trouvent pour l’homme des villes et pour l’homme des champs des accens particuliers. M. de Laprade, dans la Symphonie du Torrent, oublie le caractère des personnages qu’il a chargés de traduire sa pensée. À peine sont-ils entrés en scène, qu’ils argumentent comme deux champions altérés de gloire et d’applaudissemens. Ils parlent à merveille, et la splendeur de leur langage, les couleurs variées dont ils revêtent leurs émotions, feraient envie aux plus habiles. Si je pouvais oublier que, j’ai devant moi un pâtre et un poète, que je n’écoute pas deux hommes élevés dans le savoir et la corruption des villes, je battrais des mains ; si je tiens au contraire compte du caractère attribué aux personnages, je suis obligé de remarquer qu’un des deux au moins ne demeure pas fidèle à la condition que l’auteur lui attribue.

Envers un écrivain d’un talent aussi distingué, je ne crains pas de me montrer sévère. Quand on a touché depuis longtemps les cimes les plus hautes de la pensée, on doit accueillir sans dépit, sans étonnement, les reproches qui s’adressent à la forme. À ne considérer que la substance première de la conception, j’approuve et j’admire la Symphonie du Torrent. Le découragement du savant inutile à lui-même, inutile aux compagnons de son mystérieux pèlerinage opposé à la sérénité du pâtre confiant et résigné, offre à coup sûr un riche thème de poésie. Je regrette seulement que M. de Laprade ne l’ait pas développé avec plus de variété, qu’il ait prêté aux deux interlocuteurs une langue qui ne convient qu’à l’un des deux. Tout ce qu’ils devaient dire, ils le disent ; tout ce qu’ils devaient sentir, ils le sentent. Ce qui manque à l’effet poétique de la composition, c’est la diversité des accens. Après avoir lu une première fois la Symphonie