Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
LA PETITE COMTESSE.

vérité est que je ne me lasse point d’entendre sa voix, qui est une musique, de regarder ses traits, qui sont d’une exquise pureté, et d’admirer ses grands yeux noirs, qu’un rideau de cils épais enveloppe d’une ombre mystique. Quoi qu’il en soit, ne t’inquiète pas : j’ai décidé que la saison d’être aimé, et d’aimer par conséquent, était passée pour moi ; or l’amour est une maladie qu’on n’a point quand on s’attache sincèrement à en réprimer les premières convulsions.

Mme  de Palme s’était retournée au bruit de la porte : quand elle reconnut Mme  Durmaître, un éclair féroce jaillit de son œil bleu ; le hasard lui envoyait une proie. Elle laissa la belle veuve faire quelques pas vers nous avec la lenteur traînante et douloureuse qui caractérise son allure, et partant d’un éclat de rire : — Brava ! dit-elle avec emphase : la marche du supplice ! la victime traînée à l’autel ! Iphigénie… ou plutôt Hermione…

Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie !

Qu’est-ce donc qui a fait ce vers-là !… Je suis si ignorante !… Ah ! c’est votre ami M. de Lamartine, je crois ! Il pensait à vous, ma chère !

— Ah ! vous citez des vers maintenant, chère madame ? dit Mme  Durmaître, qui n’a point la réplique.

— Pourquoi pas, chère madame ? En avez-vous le monopole ? « Pleurante après son char… » J’ai entendu dire cela à Rachel… Au fait, ça n’est pas de Lamartine, c’est de Boileau… Je vous dirai, ma petite Nathalie, que j’ai l’intention de vous demander des leçons de conversation sérieuse et vertueuse… C’est si amusant ! et pour commencer, voyons, lequel préférez-vous, de Lamartine ou de Boileau ?

— Mais, Bathilde, il n’y a aucun rapport, répondit Mme  Durmaître avec assez de bon sens et avec beaucoup trop de bonne foi.

— Ah ! reprit Mme  de Palme. Et me montrant du doigt tout à coup : — Vous préférez peut-être monsieur, qui fait aussi des vers ?

— Non, madame, dis-je, c’est une erreur ; je n’en fais pas.

— Ah ! je croyais. Pardon !

Mme  Durmaître, qui doit sans doute à la conscience de sa beauté souveraine son inaltérable sérénité d’âme, s’était contentée de sourire avec une nonchalance dédaigneuse. Elle se laissa tomber dans le fauteuil que je lui abandonnais. — Quel temps triste ! me dit-elle ; vraiment ce ciel d’automne pèse sur l’âme ! Je regardais tout à l’heure par la fenêtre : tous les arbres ressemblent à des cyprès, et toute la campagne à un cimetière. On dirait que…

— Non, ah ! non,… je vous en prie, Nathalie, interrompit Mme  de Palme, arrêtez-vous là. C’est assez folâtrer à jeun. Vous vous ferez mal.