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embrasse sans effort tous les temps et tous les lieux, accepte difficilement pour limite un temps ou un lieu déterminé. Ce reproche n’enlève rien à la valeur intellectuelle des Poèmes évangéliques et de Psyché. Il y a dans ces deux livres de grandes pensées exprimées dans un beau langage, qui ont obtenu, qui garderont, je l’espère, la sympathie et les suffrages des amis de la poésie ; mais puisque M. de Laprade n’a jamais mendié la faveur publique, puisqu’il n’a jamais sacrifié à la mode, estimer sans indulgence tout ce qu’il a écrit jusqu’ici est la seule manière de lui prouver l’état que nous faisons de lui. Eh bien ! à parler franchement, les Odes et Poèmes, qui ne relèvent pas de l’histoire, valent mieux que Psyché, que les Poèmes évangéliques. S’il y a dans ces trois livres la même élévation, la même sincérité, nous devons tenir compte de la nature des sujets, et dès que la question littéraire est posée dans ces termes, nous ne pouvons les comprendre dans une égale approbation. Se peindre soi-même, étudier d’un œil vigilant les secrets de son cœur, épier ses aspirations et ses défaillances est sans doute une tâche glorieuse, et celui qui l’accomplit dignement prend un rang élevé dans la poésie lyrique ; mais dès qu’il veut sortir de lui même et peindre le passé, il faut absolument qu’il se résigne à s’oublier. S’il persiste à se mettre partout, s’il prête aux personnages païens ou chrétiens des pensées et des passions qu’ils ont toujours ignorées, il dénature la mission qu’il s’est donnée, il s’éloigne du but marqué par lui même, et l’éclat de son talent ne saurait justifier sa méprise. Qu’il soit éloquent, nous applaudirons à son éloquence ; qu’il émeuve, nous rendrons justice à la puissance morale de sa parole ; mais nous gardons le droit de lui dire qu’il s’est trompé, qu’il a méconnu le vrai caractère de ses personnages.

La question placée sur ce terrain devient très délicate. S’il est facile en effet de déterminer la date des événemens, il n’est pas aussi facile de déterminer la date des sentimens et des pensées, et cependant, pour ceux qui ont pris la peine d’étudier l’histoire avec soin, cette dernière chronologie n’est pas moins évidente que la première. Ainsi la mélancolie était complètement inconnue à l’antiquité païenne. Un Grec du bon temps, un Grec du temps de Phidias et de Périclès aurait grand’peine à comprendre les poèmes de Byron ; il aurait beau lire et relire ces pages admirables où les âmes élevées de nos jours trouvent l’image de leurs pensées, il s’étonnerait de cette plainte désespérée, des angoisses de cet ennui, comme un médecin en présence d’une maladie inconnue. Avant l’établissement de la loi chrétienne, avant le règne de l’Évangile, l’humanité connaissait la tristesse, car la tristesse est aussi vieille que le monde ; mais elle ignorait la mélancolie. Il fallait que les apôtres eussent prêché le mépris de la chair et l’espérance d’une vie meilleure pour que l’humanité