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On connaît là le premier qui dans ce siècle ait modifié l’alphabet de Cyrille, le premier qui ait apporté les nouvelles lettres comme au temps de Cadmus et du roi fabuleux Latinus, le premier qui ait introduit un mètre régulier dans les vers, le premier qui ait appliqué la prose à l’arithmétique, à la géométrie, le premier qui ait, comme Thespis fait monter des acteurs sur un théâtre, le premier qui ait publié un journal, composé une ode, une fable, une histoire. C’est un crépuscule, une aube, mais rougissant des premières lueurs de la vie, où flotte l’image déjà très reconnaissable d’une nationalité qui s’éveille. Dieu fasse que la lumière s’accroisse, que l’aube devienne le jour ! et moi aussi, puissé-je du fond de ma nuit être un de ceux qui salueront ce jour attendu !

Comment une pareille attente toute seule ne réagirait-elle pas sur des hommes qui peuvent se dire les premiers instituteurs de leur peuple ? Comment ne seraient-ils pas fortifiés et ravis pour peu que l’espérance leur soit laissée un moment ? Pourquoi ne sortirait-il pas quelque chose, sinon de grand, au moins de nouveau, d’une situation si nouvelle, où les lettres, par un concours unique, sont forcément ramenées à leur destination vraie, seule originale et féconde, — la formation, l’éducation l’indépendance, la discipline d’une race d’hommes ? Qui ne désirerait parmi nous avoir une tâche pareille à remplir ? Vînt-elle des Carpathes, une âme nouvelle, un souffle nouveau dans notre humanité flétrie, qui ne les accueillerait, qui ne les fêterait avec joie ? Et pour que ces vœux s’accomplissent, que manque-t-il à ces hommes qui les premiers, à travers mille obstacles, dont l’indifférence était le plus grand, ont rendu la parole à des nations muettes ? Que leur manque-t-il ? Un peu d’espoir, ai-je dit ; il y faut ajouter la certitude que leurs paroles ne s’éteindront pas sans écho au milieu de races sourdes. Or cette certitude, ils la possèdent ; ils savent qu’à cette autre extrémité de l’Europe quelque chose de leur voix nous arrive. Nous les entendons, nous les comprenons. Plus d’un écho de la race latine a déjà répondu. J’en dirais davantage, si je ne savais que toutes les fois que l’âme humaine se met de la partie, les hommes de nos jours entrent en défiance comme si vous leur tendiez une embûche.

Je maintiens seulement un point : conserver par miracle une langue nationale, l’élever en dépit de tous les obstacles au rang d’idiome cultivé, donne un droit aux hommes et au peuple qui font ces choses. J’ajoute que tant que le mot de civilisation conservera le sens qui y était attaché encore hier parmi nous, la validité de ce droit sera reconnu, que la permanence ou l’anéantissement des idiomes nationaux n’est pas un jeu de la Providence, mais bien un signe de séparation entre les races qu’elle conserve et celles qu’elle abolit ;