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grandes villes, et il est indubitable qu’ils ont déjà rapporté de ces communications avec les pâtres, les laboureurs, des portions oubliées de leur langue qui semblent puisées toutes vives dans l’antiquité. De recherches en recherches, ils sont presque toujours ramenés à ces vallées abruptes des Carpathes, à ces plateaux élevés de la Transylvanie, à ces replis de terrain où nous avons vu s’asseoir les colonies romaines, comme si les mêmes lieux avaient protégé à la fois les races et les idiomes. C’est de là qu’a été rapporté en 1825 le premier dictionnaire comparé étymologique des Roumains[1], ouvrage dans lequel s’est consumée avec une admirable piété, une abnégation incomparable, la vie de trente écrivains plus ou moins célèbres en Transylvanie, auquel il est aisé sans doute de reprocher des étymologies forcées et un silence trop absolu sur les emprunts slaves, mais qui, par la nouveauté, par la grandeur du plan, car il comprend les racines de sept langues (roumaine, grecque, latine, italienne, espagnole, hongroise, allemande), n’en reste pas moins un monument unique, dont l’équivalent n’existe peut-être pas chez nous. À l’heure où j’écris ces lignes, un écrivain roumain, m’assure-t-on, s’est donné pour carrière d’aller dans ces mêmes endroits reculés interroger, sonder les paysans, afin de combler les vides de la langue avec les mots qu’il surprendra dans la bouche des descendans de la Minervienne, de la Jumelle, de la Claudienne. Qu’il suive l’itinéraire des légions indiquées ci-dessus, et puisse-t-il du moins retrouver les deux mots de liberté et d’espérance ! Ces mots en effet sont perdus en roumain.

Ne cherchez pas ici des monumens littéraires qui attirent du premier coup d’œil tous les regards. L’œuvre collective, c’est de délier la langue d’un peuple muet, et puisque, dans ces matières, on peut comparer les plus petites choses aux plus grandes, voyez quelles conséquences ce phénomène a entraînées partout ailleurs.

Lorsque le latin a commencé à devenir l’organe d’une société policée, lettrée, il a été obligé de rompre en partie avec l’idiome populaire ; il a dû emprunter un grand nombre de formes à la langue grecque, ce qui l’a rendu d’abord un peu artificiel. Quelque chose de semblable s’est passé en Italie. Lorsque Dante a formé son trésor aulique des richesses de tous les dialectes, il a eu besoin d’abord de commentateurs, non-seulement pour les choses, mais pour les mots. Chez nous, au XVIe siècle, Rabelais, au nom du plus grand nombre, a longtemps protesté contre une foule de mots savans, de locutions étrangères à la foule, puisées dans les langues antiques, et qui n’ont pas laissé de s’établir et de se naturaliser pleinement dans le français.

  1. Lesicon Romanescu-Latinescu-Ungurescu-Nemtescu, Bude 1825.