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irrévocablement séparée au IIIe. À partir de cette époque, elle est demeurée comme un îlot perdu dans un océan de barbarie. Puisque cet état séquestré du continent romain au même fonds de langue que l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, il faut bien de toute nécessité que les élémens de ces langues, au moins dans les singularités qui leur sont communes, existassent avant la séparation.

C’est dans l’intervalle de l’an 105 à l’an 274 que le roumain s’est détaché du latin ; cette date détermine donc nécessairement aussi l’intervalle où l’on peut affirmer que nos langues néo-latines de l’Occident étaient déjà en voie de formation. Ce n’est pas que je veuille m’exagérer par là l’importance de ce premier débrouillement du langage vulgaire. Je veux seulement marquer, constater l’existence d’une langue rustique populaire, souvent aperçue et signalée, aussi souvent niée, jamais démontrée jusqu’ici, ni rendue palpable, et qui, formée des divers dialectes italiens, contemporaine de la langue savante, patricienne de Tacite et de Pline, a commencé par en être éclipsée et a fini par lui survivre.

S’il en est ainsi, le roumain nous a servi à regagner un espace de plus de six siècles dans la possession de nos propres origines. Ce que des esprits pénétrans avaient pressenti se trouve vérifié, démontré d’une manière aussi certaine qu’aucune des lois les mieux établies de l’histoire naturelle. La conjecture est changée en évidence. Sans recourir à aucune induction, nous avons saisi dans un fait palpable le germe de nos langues trois cents ans avant les invasions germaniques, auxquelles on avait coutume de rapporter la cause de tous les changemens. Lorsque le monde romain était encore fermé aux invasions, qu’aucun Barbare n’en avait foulé le sol, nous avons constaté avec évidence la présence d’une langue rustique dans un coin éloigné de l’Europe, et nous avons été nécessairement conduit à reconnaître des élémens tout semblables dans la partie méridionale de notre Occident. Ne dites plus que ce sont les Goths, les Francs, les Vandales qui ont renversé le vieil édifice de la parole humaine. Longtemps avant leur arrivée nous avons vu les vétérans, les colons de l’Italie propager jusque dans le fond de la Dacie leurs dialectes ou surannés ou méprisés.

En comparant aujourd’hui les systèmes, la structure de l’italien, du provençal, du français, de l’espagnol, du portugais, du roumain, il semble qu’un même génie interne, répandu dans chacun d’eux, les a portés à choisir, changer, altérer, décomposer, rejeter, s’approprier les mêmes choses. Vous diriez d’une grande lyre à six cordes qui s’ébranlent sous un même souffle puissant. La plus petite, la plus rude de ces cordes est incontestablement le roumain. Souvent elle se tait et semble brisée quand les autres résonnent ;