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et des syllabes. Direz-vous que les peuples, sans se connaître, ont trouvé par hasard le même vocabulaire pour les mêmes choses ?

— Parlez-moi par des exemples. Je verrai ce que j’ai à répondre.

— Laissons de côté la famille innombrable des mots purement latins qui constituent nos langues et qui nous sont communs avec le moldo-valaque. Ouvrez le dictionnaire ; il suffira. Pour moi, je veux parler d’abord d’une autre famille de mots plus singuliers, étrangers à la langue littéraire des anciens.

— Voyons donc, citez.

— Eh bien ! lisez[1] : sala (salle), bastone (bâton), dupe (en italien dopo, depuis), camesa (camicia, chemise), sapa (sape), cercare (cercare, chercher), taiéré (tagliare, tailler), piscare (pizzicare, pincer), envezzâre (provençal envezar, accoutumer), etc. D’où ces mots sont-ils venus, si la langue savante écrite ne les connaissait pas ? D’où sortent-ils, sinon des dialectes rustiques de l’Italie qui continuaient à vivre à l’ombre de la langue savante des écrivains romains[2] ? Tantôt ce sont des mots tout romains, il est vrai, mais qui ont été partout changés, altérés, transformés de la même manière : fontâna (fontaine), d’un ablatif perdu de fons ; urlà (hurler, de ululare) ; ruginâ (italien ragine, rouille, de rubigo), etc. Comment les peuples se sont-ils accordés pour ajouter ou supprimer les mêmes syllabes ? Comment le sursùm des Latins est-il devenu le suso des Italiens, le sus du vieux français, le sus des Roumains ? Comment le deorsùm de Virgile a-t-il pu devenir le gius de Dante, le yuso du Cid, le yuso de Camoëns, le gios des Moldo-Valaques ? D’autres fois la difficulté est plus grande, car ce sont des mots dont la signification première a été partout étendue, changée de la même manière. Culcà (en italien culcare, se coucher), de collocare ; oaste (oste, etc., en vieux français host), de hostis, armée. Je vous fais grâce des conformités plus profondes de la grammaire. Celles-ci forment comme l’unité anatomique des langues néo-latines : mêmes altérations, mêmes innovations, mêmes idiotismes. — Comment, par exemple, le passif creditur, videtur est-il devenu en italien si crede, si vede, en roumain se crede, se vede, en espagnol se cree, se vee ? Croyez-vous que tout cela se soit fait par le hasard ? Pensez-vous que ces formes, toutes semblables, ont été inventées isolément, par aventure, en Valachie, en Bourgogne, en Moldavie, en Provence, en Bessarabie, en Andalousie, en Bucovine ? Avouez que cela serait bizarre.

  1. Dietz, Grammatik der Romanischen Sprachen, t. I, p. 136. — Etymologisches Woerterbuch, p. 337, 377. — Lesicon Romanescu-Latinescu-Ungurescu-Nemtescu, Bude 1825, passim.
  2. Pierre Major, Orthographia Romana, p. 5, 6.