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que le peuple romain mettait dans ces sortes de choses ; l’art non plus que le génie de Rome n’y eût certainement rien perdu. Je m’imagine qu’il eût été beau de couronner ces trophées, ces fêtes guerrières, ces forêts de piques par les travaux des moissons et des vendanges. Au-dessus des sièges, des campemens, des marelles d’armées, des champs de bataille, on eût vu de vieux vétérans forger des socs de charrue, atteler des taureaux au joug, mesurer, orienter un enclos, bâtir une cabane, tresser le chaume, parquer un troupeau de brebis, abriter des ruches d’abeilles. Sur le seuil des villes incendiées, non loin des morts et des mourans, on aurait vu des femmes romaines émonder les vignes autour des hêtres, porter sur leurs têtes des corbeilles ou des amphores. Il me semble que ce mélange de tableaux guerriers et de tableaux rustiques eût été tout à fait dans le goût des Romains, et surtout de Virgile, qui n’a jamais manqué une occasion de rappeler les champs et les bois au milieu des combats héroïques. Les Géorgiques eussent encore une fois couronné l’Enéide.

Assurément Trajan, dans ses commentaires, n’avait pas oublié cette partie toute pacifique de son expédition. Il a dû se vanter d’une fondation civile qui avait agrandi de toute une province le monde romain. Je ne serais pas surpris qu’Eutrope[1] et les autres historiens, qui exaltent en termes précis et magnifiques sa colonie sur les bords du Danube, n’aient fait que rapporter ou suivre ses propres paroles officielles. Dans tous les cas, c’est une chose digne d’attention que les descendans de ces colons, aujourd’hui tombés dans l’extrême détresse, échappés par hasard à une ruine complète aient pour première pierre angulaire de leur nationalité cette même colonne Trajane où tout parle de victoire et d’orgueil. Quand j’ai commencé à étudier ce qui concerne les Roumains, rien ne m’a plus étonné que de voir tous les regards de ce peuple tournés vers un monument de triomphe, car on aurait tort de ne voir dans ce culte qu’un effort d’érudition chez quelques hommes. Il est certain qu’ils prétendent retrouver dans les détails innombrables de la colonne Trajane non-seulement les événemens passés, mais encore les choses présentes, la forme des objets dont ils se servent, les vêtemens, les habitations, la poterie, les outils, les instrumens, les meubles mêmes et la plupart des usages dont se compose la vie nationale. En regardant les deux mille têtes qui figurent les légions armées, ils croient reconnaître les traits des laboureurs de leurs campagnes. Du fond de leurs misères insondables, ils se sentent consolés, relevés par une fierté secrète. C’est peut-être le seul peuple

  1. Eutrop., VIII, cap. 6.