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monde romain. Ces hommes ont porté le latin avec eux, ils ne l’ont pas appris dans leurs nouvelles demeures.

Quelques années avant notre ère, Ovide est exilé sur les bords du Danube, dans la province qui est devenue la Bessarabie. Il se consume à chercher quelque trace du monde latin sans pouvoir en rencontrer une seule. Tout lui est étranger, les hommes, les choses aussi bien que les lieux. La terre des steppes semblable à une autre mer immobile, la neige entassée, amoncelée comme des tours, la plaine sans limites, perpétuellement menacée par des cavaliers ; le Danube gelé, la petite bourgade de Tomes, où viennent tomber les flèches empoisonnées des Barbares qui insultent le poète en passant ; tous ces traits où la nostalgie est si vivement empreinte ne sont rien à côté de cette plainte qui revient à chaque vers : que pas un mot de la langue latine ne résonne sur ces rivages, qu’aucune oreille ne comprendrait ses Tristes, qu’il est réduit à parler gète et sarmate. Tout au plus quelque marchand grec, égaré comme lui à ces confins du monde civilisé, pourrait-il savoir et prononcer son nom. Un siècle après, s’il eût parcouru la province, il eût vu les mêmes plaines traversées par des routes militaires, peuplées de bourgs, de villes, sur l’emplacement des huttes incendiées des Daces et des Gètes, l’ancienne population virile à peu près exterminée, des femmes, des enfans de Barbares servant d’esclaves dans les fermes des colons ; au loin, quelques restes de tribus indigènes aux abois, mais nulle part de masses réunies ; sur le penchant des montagnes, dans les plaines déjà cultivées, où la nature toute nouvelle se couvrait de moissons, les enceintes palissadées, retranchées de colonies militaires ou de municipes ; leurs hautes tours de bois avec des veilleurs armés de flambeaux pour garder le nouvel ager publicus ; au milieu des moissons en fleur, le vétéran armé de la faucille, donnant des noms romains à sa cour, à son champ, à son pré, à son aqueduc, et plaçant le divin Trajan au plus haut du ciel dans la région étincelante de la voie lactée. La province jouissait déjà du droit italique.

De tels changemens aussi rapides attesteraient l’œuvre d’une vaste colonie, quand même l’histoire n’en ferait pas mention. On sait que Trajan avait écrit sur sa conquête de la Dacie des commentaires à l’exemple de César. Ces commentaires existaient encore au VIe siècle ; ils sont perdus, mais il semble qu’ils soient remplacés, en partie du moins, par un monument qui est encore debout, et sur lequel se trouve dans les moindres détails la trace de la volonté et des souvenirs de Trajan. La colonne Trajane, qu’il éleva pour s’en faire un tombeau[1], est, à vrai dire, l’histoire la plus fidèle, la plus sûre

  1. Dio. Cassius, LXVIII, II