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Elle avait en effet le visage coloré et les yeux brillans. Gérard s’aperçut que sa main tremblait.

— Vous est-il arrivé quelque chose ce matin ? lui demanda-t-il.

— Non, reprit-elle, ma tante range le linge, et vous savez que lorsqu’elle met la main aux armoires, elle n’en finit plus… Je suis restée seule,… j’ai fait un peu de musique,… j’ai lu, et le hasard m’a fait tomber sur un livre de chevalerie. Il y était question d’un paladin qui d’aventure en aventure était arrivé dans un certain royaume dont je ne sais plus le nom ; ce royaume avait pour propriété singulière de changer en fantôme quiconque en passait les frontières. On y voit les gens qu’on a connus en rêve, et ils vous parlent d’événemens qui n’ont jamais eu lieu, mais dont on se souvient. J’ai fait cette réflexion, que je suis un peu la parente de ce paladin et que j’habite ce royaume peuplé de fantômes.

— Vous ! s’écria Gérard inquiet de la tournure que prenait l’entretien.

— Oui, moi ! Et ce n’est pas si fou ce que je dis là ! J’ai beaucoup pensé depuis que j’ai été malade, et j’ai bien vu qu’on ne me parlait pas comme à tout le monde ; j’ai des tressaillemens extraordinaires en moi. Les mots me semblent avoir une signification qu’ils n’avaient pas, et des choses auxquelles je ne prenais pas garde autrefois me bouleversent à présent. Tenez, l’autre soir, le vent soufflait, les feuilles d’un peuplier tombaient une à une dans la fontaine, je les regardais, et il me semblait que c’étaient de pauvres âmes qui s’en allaient. Les larmes me sont venues aux yeux ; moi aussi j’ai failli m’en aller !… M’auriez-vous pleurée ? Oui, n’est-ce pas ?

La voix de Thérèse et ses paupières gonflées indiquaient assez que son cœur était plein de sanglots. Gérard avait la gorge prise comme dans un étau ; il se pencha sur les mains de Thérèse et les couvrit de baisers.

— Oh ! je vivrai ! reprit-elle,… je ne m’en irai pas : mais, tenez, je ne vous dis pas tout… J’ai bien vu que le médaillon que je vous avais remis était un peu détérioré… D’autres mains que les vôtres l’ont touché,… d’autres yeux l’ont regardé… Savez-vous pourquoi je ne vous ai pas interrogé ?… C’est parce que je craignais d’apprendre que vous avez dans votre pays une autre Thérèse que vous aimez… J’ai bien un autre vous, moi.

Gérard pressa le bras de sa compagne doucement, et, lui parlant tout bas comme à un malade qu’on interroge : — En êtes-vous bien sûre ? lui dit-il.

Elle s’arrêta court et secoua la tête.

— Non, plus à présent, répondit-elle, et cependant…

Elle se tut de nouveau, puis, frappant du pied : — Tenez, reprit--