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dauphin ; après que l’huile sainte eut oint son front, il devint le bras vivant de Jésus-Christ, dont relevait directement le royaume[1].

Cependant le monarque, pour qui Jeanne professait une sorte de culte et vers lequel elle était venue à travers tant de périls hésitait beaucoup à l’admettre : en sa présence. S’il craignait d’irriter en la repoussant ceux qui commençaient à croire en elle, il redoutait davantage de fournir à la causticité bourguignonne un nouveau thème de sarcasme et d’insulte ; mais, à Chinon comme à Vaucouleurs, l’instinct populaire l’emporta sur l’esprit politique, et les enthousiastes forcèrent la main aux habiles. Le bruit de l’arrivée d’une jeune fille qui se disait envoyée par le ciel pour délivrer Orléans s’était déjà répandu dans la ville assiégée, et il y avait été accueilli avec transport par une population que son héroïsme prédisposait aux grandes inspirations. Ce peuple crut à Jeanne d’Arc avant qu’aucune victoire eût justifié sa ; mission, et, comme l’aveugle de l’Évangile, il fut vraiment sauvé par sa foi. Les entraînemens des multitudes tenaient encore une grande place dans les sociétés du XVe siècle, quelque sensible que fût déjà dans les rangs élevés la décadence du sentiment religieux, quelque prochain que fût l’avènement de l’esprit de négation. Les prédications ardentes du frère Richard dont les chroniques relatent tant de merveilles, les prophéties de Marie d’Avignon dont le sens semblait le même que celui des centons attribués à Merlin, toutes ces fortes impulsions imprimées à la conscience et à la pensée avaient prédisposé les peuples dans l’abîme de leurs souffrances, à des secours d’une nature extraordinaire. Les conseillers de Charles VII fléchirent eux-mêmes sous cette influence, mais ce fut avec une confusion visible et un mauvais vouloir évident Après trois jours d’hésitation, il fallut recevoir la jeune fille, dont Dunois avait envoyé quérir des nouvelles jusque dans le camp royal[2]. Jeanne parut donc enfin devant celui qui absorbait depuis si longtemps toutes les puissances de son âme. Ici la scène change, et les événemens donnent tout à coup un éclatant triomphé à la folie du grand nombre contre la raison de quelques-uns.

  1. Pour comprendre cette théorie de la royauté chrétienne telle qu’elle était entendue par Jeanne d’Arc, il faut lire ses nombreux interrogatoires au procès de condamnation. Elle est d’ailleurs résumée dans les paroles suivantes du duc d’Alençon rendant compte dans l’enquête d’une conversation de Jeanne avec le roi, qu’il avait entendue lui-même : « Tune ipsa Johanna fecit régi plures requestas, et inter alias quod donaret regnum suum régi cœlorum, et quod rex cœlorum, post hujus modi donationem, sibi faceret prout fecerat suis predecessoribus, et cum reponeret in pristinum statum. » (Procès de réhabilitation t. III, p. 91.)
  2. La déposition du comte de Dunois constate quel était dans Orléans l’entraînement de l’opinion avant même que Jeanne eût commencé son œuvre. (Procès de révision, t. III, p. 2.)