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garde moult envis, comme le disent diverses relations du XVe siècle[1], firent entièrement à leurs frais ce long et périlleux voyage. Ses habits, ses équipages et son cheval furent achetés par ceux qu’il est permis d’appeler ses premiers disciples. Elle se mit en route le cœur tout rempli d’une joie sereine en voyant les voies de Dieu s’aplanir devant elle. Lorsque ses compagnons éprouvaient quelque terreur en traversant trois provinces ennemies, lorsque dans leurs marches nocturnes ils se croyaient poursuivis par des partis d’Anglais ou de Bourguignons, un regard ou une parole venait raffermir ces nobles cœurs dans leur foi. Ils suivaient l’étoile de la France, et je ne sais rien de plus admirable que le naïf récit de ce voyage entrepris par six jeunes gens sur la parole d’une belle vierge dont ils respectent la pudeur, parce qu’ils attendent d’elle le salut de la patrie.

Durant ce trajet de cent lieues à travers des pays hérissés de forteresses, Jeanne se tint à cheval comme un homme de guerre, aussi calme qu’infatigable, et n’éprouvant d’autre regret que celui d’être forcée d’éviter les églises et de ne point entendre la messe. Au douzième jour, la petite troupe atteignit Chinon, résidence de la cour, où le bruit de ce voyage extraordinaire, si heureusement accompli, avait précédé la merveilleuse jeune fille. Jamais la ruine de la monarchie française n’avait été plus imminente. C’était après la funeste rencontre connue sous le nom de journée des harengs, dans laquelle les défenseurs d’Orléans, en essayant d’enlever un convoi destiné au camp anglais, avaient essuyé une défaite complète malgré l’héroïque résistance du bâtard de sang royal qui, dix ans plus tard, se nomma le comte de Dunois. Aucun espoir ne restait à la malheureuse cité, qui, dans la prévision de sa chute prochaine, venait d’envoyer une députation vers le duc de Bourgogne, pour demander à être placée en dépôt entre ses mains. Le parti de Charles VII, dévoré par les dissensions, était dans l’impossibilité manifeste de rien tenter désormais pour la secourir ; enfin le roi lui-même, réduit à la dernière détresse, ne satisfaisait plus à ses besoins personnels qu’à l’aide des expédiens dont tant de chroniques nous ont conservé le piquant souvenir[2]. Dans une situation aussi critique, il était, ce semble, aussi naturel de recourir sans hésiter à des moyens extraordinaires qu’il l’est à un malade d’appeler l’empirique lorsqu’il est abandonné du médecin.

  1. Journal du Siège d’Orléans, t. IV, p. 125.
  2. Aux témoignages des chroniques on peut ajouter ceux de l’enquête. On lit, par exemple, dans la déposition de Marguerite Latouroulde, veuve du trésorier du roi, qui fut l’hôtesse de Jeanne d’Arc : « Quo tempore erat in hoc regno et in partibus régi obedientibus tanta calamitas et pecuniarum penuria quod erat pietas, imò omnes régi obedientes erant quasi in desperatione ; et hoc sit loquens quia suus maritus qui erat tunc receptor generalis, nec de pecuniâ régis, nec de sua, nisi quatuor scuta habebat, et nom erat modus quo civitas Aurelianensis posset juvari. » (Proc. de réhab., t. III, p. 85.)