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à l’entretien d’une famille déjà nombreuse. L’enfance de Jeanne n’eut rien qui la distinguât de celle de la plupart des filles de laboureurs. Elle passait sa vie entre sa mère et ses sœurs, occupée à coudre et à filer, et n’allait que rarement aux champs garder le troupeau remis aux soins de ses frères et de ses sœurs. Il est surabondamment établi, par les déclarations d’une foule de témoins entendus lors de l’information de 1455 à Domremy et à Vaucouleurs, qu’elle n’avait pas été préparée aux violens exercices dans lesquels elle déploya tout à coup une dextérité si surprenante, car sa vie casanière ne fut interrompue que par deux excursions de quelques jours à Toul et à Neufchâteau. En présence de tels témoignages, il devient impossible d’expliquer comment Monstrelet[1] a pu transformer en hardie servante d’auberge et en une sorte de virago la plus timide des jeunes filles ; il doit paraître plus étrange encore que d’autres écrivains accrédités, parmi lesquels on s’étonne d’avoir à citer Pasquier lui-même[2], aient pu donner vingt-neuf ans à une accusée qui déclare devant ses juges, sans aucune contradiction, qu’elle en a dix-neuf.

Il n’est pas difficile de se représenter Jeanne d’Arc dans son enfance d’après les déclarations très concordantes recueillies aux lieux où s’écoula sa vie obscure[3]. Jeannette était une petite fille d’une figure élégante et délicate, quoique d’une constitution robuste, très occupée de ses devoirs domestiques, et fort aimée de ses compagnes, encore qu’elle ne prît part à leurs jeux qu’avec une sorte de réserve ; tous ses voisins attestent en effet qu’elle s’éloignait d’ordinaire des plaisirs bruyans, n’aimant ni à s’ébattre, ni à danser, ce qui ne l’empêchait pas de porter dans son commerce habituel une sorte de gaieté tranquille. La seule chose qui pût la faire remarquer alors, c’était une piété fervente, quoique nullement singulière. Elle trouvait une joie peu ordinaire dans l’enfance à remplir les plus stricts devoirs de la religion ; elle visitait les malades, disposait pour les pauvres du peu de superflu dont elle jouissait elle-même, et plus d’une fois, selon l’attestation d’un déposant, elle coucha sur la dure afin de leur prêter son propre lit. Elle ne savait pas lire, ne connaissait en fait de prières que le Pater et l’Ave ; mais son intelligence était naturellement droite et n’inclinait aucunement vers les superstitieuses croyances, à peu près universelles dans ces temps et ces lieux reculés. Aux efforts persévérans de ses juges pour rattacher les inspirations qui l’entraînèrent si loin des voies communes aux enchantemens

  1. Chronique d’Enguerrand de Monstrelet, t. II, ch. LVII.
  2. Recherches, liv. V, ch. 8.
  3. Voyez surtout les dépositions de Jacques Morel, Durant-Laxart, Simonnin, Musnier, Bernard Lacloppe, et généralement de tous les témoins entendus soit à Domremy, soit à Vaucouleurs. (Procès de réhabil., t. III, p. 378 à 483.)