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l’instrument de la Providence ou l’instrument d’une intrigue[1].

D’autres causes concoururent à fausser l’opinion, et à faire rejeter dans l’ombre les documens nombreux accumulés dans les greffes par le procès de condamnation de 1431 et par celui de la réhabilitation qu’un bon mouvement de conscience de Charles VII fit enfin prononcer en 1456. Le drame de Rouen avait à peine reçu son triste dénoûment en présence de milliers de témoins, que diverses aventurières parurent en France et au dehors, exploitant la crédulité des simples et leur persuadant que la pucelle avait été miraculeusement arrachée aux flammes. Une de ces fausses Jeannes parvint même, paraît-il, à se faire avouer de la famille d’Arc, et à tromper à son profit la reconnaissance si naturelle de la ville d’Orléans. L’effet de ces substitutions fut étrange : la pucelle perdit en quelque sorte son existence historique et devint pour les masses une sorte de personnage auquel elles se complurent à attribuer tous les faits et gestes dont le récit défrayait leurs veillées. Si son rôle s’agrandit dans cette phase nouvelle, ce fut au préjudice de ce qu’il avait de sérieux, et l’effet de cette apothéose populaire fut de provoquer chez les savans une vive réaction en sens opposé. La plupart des écrivains du XVIe siècle témoignent de cette tendance que l’esprit de la réforme ne pouvait manquer de développer encore davantage. Alors parut prévaloir l’opinion que « le roi s’était avisé de cette ruse pour donner quelque bon espoir aux Français, leur faisant entendre la sollicitude que notre Seigneur avait de son royaume. » Ce sont les expressions mêmes dont se sert Guillaume Du Bellay dans son traité De la Discipline militaire. Quelques années plus tard, Du Haillan alla plus loin, et en s’efforçant d’établir que Jeanne s’était prêtée avec complaisance au rôle que lui imposait la politique royale aux abois, cet historiographe patenté de Henri III ne rougit pas, sous le règne d’un prince de la maison de Valois, de descendre aux derniers outrages contre celle qui avait fait du roi de Bourges un roi de France, et de jeter dans l’histoire le germe infâme qu’une autre main devait si tristement cultiver.

L’opinion que Jeanne n’avait servi qu’une intrigue avait presque universellement prévalu aux dernières années du XVIe siècle : en maintenant dans une discussion approfondie le caractère surnaturel de la mission de la pucelle, le savant auteur des Recherches de la France proclame avec une douleur profonde que jamais mémoire ne fut plus décriée que ne l’était encore de son temps celle de la femme qui « secourut, dit-il, l’état si à propos, et le rétablit par un miracle très exprès de Dieu[2]. »

  1. Chronique d’Enguerrand de Monstrelet.
  2. Étienne Pasquier, livre V, chap. 7 et 8.