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genoux de m’avoir donné le droit d’acheter un champ et une maison, mais il ne saurait me demander l’impossible. Sire ! lui dirai-je, si je puis élever ma voix jusqu’à lui ; mon bon maître, tu es puissant et généreux, tu nous as accordé une grâce pour laquelle tu seras béni de nos enfans, et des enfans de nos enfans. J’ai essayé pour ma part de te prouver ma reconnaissance. Ton désir, je le sais, c’est que nous fermions nos boutiques du ghetto ; je me suis fait cultivateur, j’ai acheté un morceau de terre et une maison au village, je me suis mêlé aux paysans, pendant une année entière je n’ai pas vu d’autres visages juifs que ceux de ma femme et de mes enfans, mon fils s’est mis à l’œuvre, il a conduit la charrue et semé du grain dans les sillons. Personne de nous n’a épargné ses sueurs. Que veux-tu pourtant que nous devenions, si nos efforts sont vains et si ma pauvre femme ne peut s’y faire ? Peux-tu exiger que je m’expose à la voir mourir de consomption et de désespoir ? J’ai prétendu la contraindre, j’ai fait saigner son cœur ; ce péché est retombé sur ma tête. Veux-tu encore que je reste paysan ? Ne me dégageras-tu pas de ma parole ? — L’empereur, j’en suis sûr, ne me dira pas non.

« — Mais tu oublies un point, Rebb Schlome. — Et pendant que Nachime parlait ainsi, un éclair brillait dans ses yeux.

« — Quoi donc ? dit Rebb Schlome étonné.

« — L’empereur te demandera pourquoi ta femme ne veut pas s’associer à tes projets.

« — Et moi, je lui répondrai, s’écria Rebb Schlome avec une vivacité naïve et comme si en effet il plaidait sa cause devant l’empereur : Sire, comment le pourrait-elle, si elle n’est pas née pour cela ? Change-t-on ainsi d’existence du jour au lendemain ? Ma femme n’a de goût que pour son commerce du ghetto. Tout le monde ne peut pas être paysan ; laisse-la reprendre sa tâche. Nous autres qui commençons à vieillir, il faut être indulgent avec nous, il ne faut pas trop nous demander. Nous avons encore notre vieil esprit juif qui ne se façonne pas volontiers aux choses nouvelles. Les jeunes gens, c’est une autre affaire.

« — Ne t’inquiète pas, Rebb Schlome ; tu n’auras pas besoin de parler ainsi à l’empereur, et l’empereur n’aura rien à te répondre, car tu as encore oublié quelque chose de plus important, tu as oublié l’essentiel.

« — Quoi donc, Nachime ?

« — Tu ne me demandes pas si j’y consens.

« — Que dis-tu là, Nachime ?

« — Je dis, reprend-elle du ton le plus calme et le plus résolu, je dis que je ne veux plus retourner au ghetto et que je reste au village. »


C’est ainsi que l’épreuve est finie. La moisson a été bonne dans le champ de Rebb Schlome, la moisson est plus abondante encore au fond des cœurs régénérés. Avant de quitter les traditions du judaïsme, avant de renoncer aux préjugés, aux soupçons, aux rancunes d’une race farouche et de prendre place au sein de la famille humaine réconciliée, toutes ces malheureuses victimes auront ainsi bien des luttes à soutenir contre elles-mêmes. Quelle que soit la condition de la vie, les mômes souffrances reparaîtront. Ce qui s’est passé