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problèmes se présentent subitement sous la forme la plus touchante et la plus pathétique ; il se trouble, et sa raison s’égare.

Wojtêch sait qu’il existe des hommes dont les ancêtres, il y a dix-huit cents ans, ont mis Jésus-Christ sur la croix, mais ce n’est chez lui qu’une idée vague à laquelle rien de vivant ne se rattache. Tout à coup il entend des sanglots, il voit couler des larmes, il assiste au supplice d’une âme ; ce sont des Juifs aux prises avec des chrétiens. Ces émotions inattendues sont trop fortes pour ce cœur naïf. Écoutez-le : « Quand je vis le curé et le Juif entrer dans la chapelle avec le parrain, il me sembla que de ma vie je ne mettrais plus le pied dans une église. Si quelqu’un m’eût dit : « Wojtêch, tu n’as pas été baptisé, tu ne t’es jamais approché de la sainte table, » je l’aurais cru. Je fais encore un effort sur moi-même, j’essaie une dernière fois de consoler la pauvre affligée : « Pourquoi pleurer ? quand votre père sortira de là, ce n’en sera pas moins votre père. — Oh ! non, le voulût-il mille fois, ce ne serait plus la même chose. — Mais qui donc lui défend de faire ce qu’il fait là ? — Qui ? notre Dieu. » Involontairement alors je tourne mes yeux vers le ciel ; il me semblait que j’allais y apercevoir Dieu lui-même et que je pourrais lui crier : Seigneur, dites le-moi, cela est-il vrai ? À ce moment, le Juif sort de la chapelle et remonte dans sa voiture. Sa fille devint pâle comme un suaire ; je crus qu’elle allait mourir. Elle tremblait de tous ses membres et avait si peu la force de se mouvoir que je fus obligé de la soulever pour la placer à côté de lui. Ils partirent ; mais je vois toujours son regard désolé qui me poursuit. Était-ce une illusion ? on eût dit que j’étais son seul soutien, et que, dans l’abandon où la laissait son père, elle invoquait l’assistance du pauvre valet qui avait compati à sa douleur. »

Si l’on ne se reporte à la simplicité de l’état de nature, l’histoire des sentimens de Wojtêch paraîtra sans doute bien étrange. La fin est plus singulière encore. Chassé par le prêtre qu’il a si gravement offensé, le valet de charrue n’a plus qu’une pensée en tête : Qu’est devenue la pauvre désolée ? Il la retrouve bientôt à quelques milles de là, et il a le secret de la conversion du père. Le Juif venait de s’acheter une ferme, mais la loi ne permettait pas encore aux Israélites d’être propriétaires, et le magistrat avait dû annuler la vente ; irrité, il avait pris aussitôt son parti, il était monté en voiture, s’était rendu chez le curé d’une paroisse voisine, avait abjuré le judaïsme, puis était revenu triomphant avec son acte de baptême qui lui assurait la possession de son champ.

Wojtêch s’offre comme valet de charrue au Juif devenu chrétien, et reste là pendant quatre années, soignant les chevaux comme sa chose propre, travaillant plus que dix hommes, à la fois. Ce n’était pas, vous pouvez le croire, par dévouement à son maître ; bien loin