Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sa direction religieuse ? Le jour où Élie sera sauvé, une intimité naturelle s’établira entre le rabbin et le paysan catholique ; il faudra bien qu’Élie soit frappé enfin des mystérieuses allures du valet de charrue, et qu’il lui arrache son secret. Écoutons l’histoire de Wojtêch.

« Quand j’étais jeune, monsieur l’abbé, — dit le paysan au rabbin, — j’étais joyeux comme un oiseau, et dans le presbytère où je servais comme valet on ne m’appelait que le joyeux Wojtêch. Ce sont les Juifs qui m’ont pris ma gaieté. Oui, ce sont des voleurs, ces Juifs, des voleurs que le diable a envoyés pour me tromper, pour me dérober la joie de ma conscience. » On devine quel est l’étonnement du jeune rabbin à ce singulier début. Avec des sentimens comme ceux-là, se peut-il que Wojtêch lui ait été si dévoué, et comment est-ce à un disciple du Talmud qu’il réserve de pareilles confidences ? Mais Wojtêch ne paraît pas s’apercevoir de sa surprise ; on dirait qu’il attend des décisions d’Élie l’apaisement de sa conscience troublée. Étrange aventure ! c’est une confession que vient de commencer le paysan catholique, et il ouvre son âme à un rabbin. — « J’étais donc au service, reprend Wojtêch, dans un presbytère situé à dix milles de ce village, et jamais de ma vie je n’avais vu un homme de votre religion. Comment sont faits les enfans de ceux qui ont trahi notre Sauveur, je l’ignorais absolument, et, à vrai dire, je ne me souciais guère de le savoir. Or un jour d’hiver, il y a de cela vingt-deux ans, j’étais devant la maison, occupé à balayer la neige, pour que M. le curé pût aller à pieds secs du presbytère jusqu’à l’église, quand une voiture arrive au galop par la grande route, et s’arrête à notre porte. Un homme veut en sortir, mais tout à-coup j’entends des cris perçans, des cris de femme qui me fendent le cœur, et au moment où le voyageur s’élance, je vois une jeune fille qui le retient de toutes ses forces, qui pleure, se lamente, et le conjure de ne pas aller au presbytère. Les paroles qu’ils échangeaient, je ne pouvais toutes les comprendre, car ils ne s’exprimaient pas en tchèque, mais le sens des supplications de la jeune fille n’était que trop facile à saisir. C’est de là, monsieur l’abbé, qu’est venu mon malheur. »

Élie écoutait avec une attention croissante et tâchait de démêler quelque chose de précis au milieu du trouble, des hésitations ou des réticences du paysan. À chaque phrase, Wojtêch s’interrompait, comme si un poids énorme, un instant soulevé, fût retombé plus lourd sur sa poitrine. « L’étranger, continue Wojtêch, me demande si le curé est chez lui ; oui, lui dis-je, et à ce mot le voilà qui s’élance malgré les efforts, malgré les cris déchirans de la jeune fille ; puis il entre au presbytère et me laisse seul avec cette pauvre enfant. J’étais tout tremblant d’émotion. Je m’approche pourtant : Pourquoi