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« — Comment dois-je m’y prendre ? dit Anschel.

« — D’abord il faut prier, dit le valet d’une voix grave, et, comme pour encourager Anschel à élever ses pensées vers Dieu, il ôta pieusement son bonnet. Anschel, à ce seul mouvement, se sentit ému au fond de l’âme. Il lui sembla qu’une inspiration invisible descendait sur lui. Il éprouvait des émotions qu’il n’avait jamais ressenties avec cette force ; maintes pensées religieuses affluaient dans son cœur, maintes paroles bénies abondaient sur ses lèvres, si bien qu’Anschel avait achevé sa prière avant de s’être aperçu qu’il priait, prière courte, qui n’était imprimée dans aucun livre, mais qui était sortie vivante d’un cœur d’homme sous l’haleine féconde de la piété. Ainsi les douces brises que Dieu envoie échauffent et fertilisent les sillons.

« — As-tu fini ? dit Wojtôeh après une pause de quelques minutes.

« — Oui, dit Anschel.

« — J’aimerais bien à connaître ta prière, dit Wojtêch avec la même douceur, mais d’un ton qui n’admettait pas de refus.

« Anschel hésita toutefois un instant. Par une sorte de pudeur religieuse, il éprouvait quelque embarras à exposer devant les regards curieux du paysan ce tissu de pieuses pensées qui s’était formé presque à son insu dans son âme.

« — As-tu honte ? dit Wojtêch.

« — Tu ne me comprendrais pas, répondit Anschel en rougissant.

« — Pourquoi ?

« — Parce qu’il y a des expressions de notre langue sacrée.

« — Dis toujours, ajouta Wojtêch en le pressant davantage.

« Alors Anschel essaya de faire comprendre sa prière à son compagnon. Les phrases étaient brisées, les paroles étaient insuffisantes, car il était obligé de traduire dans une langue apprise ce qui tout à l’heure était sorti comme un flot brûlant du fond le plus intime de son âme. C’était un mélange des formules consacrées de la synagogue et des naïves prières que lui avait inspirées la solennité du moment. Voici la prière d’Anschel :

« Gloire à toi, ô Dieu, notre Dieu, roi du monde, qui as créé les fruits de la terre et les fruits des arbres ! Bénis-nous, ô notre Dieu, pendant toute cette année ! Fais prospérer tous les fruits, répands la pluie et la rosée sur la terre comme une bénédiction, afin que nous soyons nourris par ton infinie bonté, et que cette année soit bénie et heureuse entre toutes ! O Dieu ! ô notre Dieu, bénis notre maison, fais que nous trouvions tous notre joie dans ce village ; oui, qu’il n’y ait pas parmi nous un seul cœur attristé. Fais que nous ne demeurions pas plongés dans l’inquiétude, car tu peux tout, ô Dieu, ô notre Dieu ! toi qui fais souffler les vents et tomber l’eau des nuages. Dieu tout-puissant, béni et glorifié sois-tu pendant l’éternité ! Amen.

« Wojtêch avait écouté avec attention et sans perdre un seul mot. Lorsqu’Anschel eut fini, le valet semblait attendre encore une continuation, et il suivait des yeux les lèvres de son jeune maître ; puis il s’écria tout à coup : « Maintenant à l’œuvre ! nous allons labourer. » Les chevaux partirent, et dans le sol béni par la prière le fer tranchant du soc traça le premier sillon d’Anschel. »


Ayez-vous remarqué cette gradation dramatique depuis l’insolente défiance de Wojtêch jusqu’à cette prière en commun ? Voilà,