été fort empêché de le suivre sur ce champ de bataille ; quand même la crainte ne l’eût retenu, il savait trop peu de théologie pour essayer de combattre son adversaire. — Là-dessus, Wojtêch, reprit-il après quelques instans de réflexion, tu comprends que je n’ai absolument rien à dire. Si mon frère était ici, tu trouverais à qui parler, car il a étudié et il sera un jour un des rabbins de la synagogue.
« — Rabbin ! dit Wojtêch, est-ce la même chose que prêtre ?
« — C’est la même chose, répondit naïvement Anschel.
« — Pourquoi donc n’étudie-t-il pas au séminaire, sous la direction de son évêque ? — Et en disant cela, Vojtêch paraissait attacher un singulier intérêt à ce tour nouveau que prenait la conversation.
« — Es-tu fou ? dit Anschel en riant. Chez nous, il n’y a pas d’évêque et l’on peut devenir prêtre sans étudier hors de la maison.
« — Sans étudier hors de la maison ? dit Vojtêch étonné.
« Anschel remarqua un léger tremblement sur la figure du valet de charrue. D’où venait cela ? que signifiait ce symptôme ? Ce ne fut d’ailleurs qu’une émotion fugitive ; Wojtêch se remit bientôt, mais Anschel fut singulièrement surpris quand le valet, changeant de ton, lui demanda d’une voix presque douce :
« — Tu crois donc que le Sauveur ne vous a pas maudits, qu’il vous a permis de posséder des terres et de devenir des laboureurs ?
« — Je le crois, dit Anschel, très frappé de l’accent sérieux et réfléchi du valet.
« — Penses-tu que ton frère le prêtre le croie aussi ? demanda Wojtêch d’une voix mal assurée et jetant à Anschel un regard presque suppliant.
« — Oui, dit Anschel, dont la voix tremblait aussi, car une sorte d’effroi l’avait saisi pendant ce singulier interrogatoire ; oui, je le pense.
« Wojtêch s’éloigna brusquement, et murmura des paroles qu’Anschel ne comprit pas ; mais quelle fut la surprise du jeune Israélite quand le valet de charrue revint de son côté et qu’il put examiner son visage ! Wojtêch semblait métamorphosé. C’était une physionomie nouvelle. Tout ce que son regard avait de dur et de sardonique s’était subitement évanoui ; une bienveillance douce et même une sorte de tendresse avait remplacé l’expression hargneuse qui tout à l’heure déconcertait Anschel. L’étonnement du jeune homme s’accrut encore, lorsque Wojtêch lui dit : — Tu veux donc devenir un vrai paysan ?
« — Je le veux, dit Anschel troublé.
« — Tu veux labourer, tu veux semer, tu veux faire verdir les épis et les couper au jour de la moisson ? continua Wojtêch avec douceur.
« — Oui, disait Anschel.
« — Eh bien ! viens ici, dit-il en élevant la voix. Je te mets les rênes dans la main. Voilà dix ans que je conduis ces chevaux-là, à ton tour désormais. Écoute-moi bien ; je vais te montrer comment on laboure.
« Anschel sentit qu’il tenait les rênes de l’attelage ; les avait-il saisies lui-même ? Était-ce le valet qui les lui avait données ? Il n’en savait rien, tant cette prompte résolution de Wojtêch l’avait comme étourdi. En même temps Wojtêch, saisissant la charrue à deux mains la plaçait dans une direction régulière. Tout cela fut l’affaire d’une minute.