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Stupéfait d’une telle audace, partagé entre la colère et une sorte de terreur secrète, il répond d’une voix assez ferme : « Tu menaces les Juifs ? Ce sera un Juif qui te montrera lequel de nous deux est le maître dans la maison. » Wojtêch ne s’émeut pas, et, sautant d’un bond sur le dos de son cheval, il ajoute d’un ton indifférent et comme si rien ne se fût passé entre eux : Il vient-il avec moi ? — Qui cela ? dit Rebb Schlome. — Eh ! votre fils apparemment. Ne dirait-on pas, en vérité, que la moisson est déjà sur pied ? Le gars aura besoin de se lever plus d’une fois avant le soleil, s’il veut arriver à temps. — Allons ! que veux-tu dire ? » s’écrie Rebb Schlome impatienté, car ce ton hautain et mystérieux commence à lui faire monter le sang aux oreilles. « Prenez-le comme vous voudrez, dit le valet en fronçant le sourcil, je n’en retirerai pas un mot. J’avais toujours entendu dire que les Juifs comprennent bien leurs intérêts, mais jusqu’ici je ne m’en suis guère aperçu. Voilà déjà quatre jours écoulés, et je ne vois pas qu’on mette la main à l’œuvre. Si vous ne vous en inquiétez pas davantage, mieux vaut aller tout de suite chez le magistrat et revendre au plus tôt les champs et la ferme ; sans quoi les rats auront bientôt saccagé la maison, et au lieu d’une belle moisson dorée votre champ ne produira que de mauvaises herbes à peine dignes d’être jetées aux pourceaux. Ces Juifs ont d’étranges idées de la campagne ! Ils ne savent pas que la terre est semblable à l’homme et qu’elle veut sa nourriture à heure dite. Le champ a faim aujourd’hui, il aura soif demain ; il faut le veiller et le soigner de près, comme la nourrice son nourrisson. Mais je vois bien que les Juifs ne veulent pas travailler. Le travail leur est à charge, ce n’est pas la première fois que j’en ai la preuve. Voilà des gens qui viennent au village avec l’intention de se faire cultivateurs : admirables cultivateurs, en vérité ! De tout ce qu’ils produiront, il n’y en aura pas assez pour leur chat. Je l’ai dit, je le répète : ces Juifs sont une misérable race, et il n’y a rien à faire avec eux. » Après cette rude mercuriale, Wojtêch, faisant claquer sa langue, donne le signal du départ à ses chevaux ; l’attelage s’ébranle et sort de la cour au grand trot, avant que le Juif ébahi ait pu seulement ouvrir la bouche.

Que vous semble de la leçon ? Voilà nos Israélites de Bohême assez rudement avertis des devoirs qui les attendent. Ces paroles du valet de charme, ne les appliquez pas seulement au travail de la terre ; appliquez-les au travail en général, au travail vrai, suivi, régulier, à ce travail qui n’est plus le brocantage ou l’usure, mais un travail fécond qui enrichit le patrimoine commun de l’humanité : vous comprendrez tout ce qu’il y a de profondément senti dans cette scène. M. Léopold Kompert a le droit de ne pas ménager ses coreligionnaires d’Autriche, car dans ces reproches qu’il leur adresse il y a