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de la douleur de tous. Le voyage est triste. Maintes pensées inquiètes assiègent les émigrans. C’est en vain que l’auteur, au moment où la voiture s’est ébranlée, a prononcé sur eux la bénédiction sacerdotale ; c’est en vain qu’il s’est écrié : « Dieu vous bénisse et vous protège ! Qu’il éclaire votre chemin des rayons de sa face majestueuse ! Qu’il laisse tomber sur vous ses regards et qu’il vous donne la paix ! » Ces souhaits pourront être exaucés quelque jour, l’heure présente ne s’y prête pas. Vous voyez, hélas ! ce qu’ils emportent avec eux pour la protection de leur entreprise ! Un débris des vieilles superstitions aux mains d’un insensé. Où est le talisman vivant, l’union des cœurs et des courages ? Le père est dur, les fils sont défians, le cœur de la mère est désolé.

M. Léopold Kompert a peint ici avec une singulière franchise un trait bien dramatique et bien vrai du caractère israélite, je veux dire la défiance produite par une oppression séculaire. Lorsque les émigrans atteignent, après une longue journée de pluie, le village qui va devenir leur séjour, la nuit est déjà tombée, une nuit sombre et lugubre. À peine arrivés aux premières maisons, ils entendent un coup de feu qui retentit comme un signal. Des voix moqueuses entonnent une chanson où il est question de Juifs, de Juifs qui veulent devenir laboureurs, et qui préfèrent le sillon nourricier au pavé du ghetto ; puis soudain une immense lueur embrase le ciel, « Dieu vivant ! s’écrie Nachime, c’est un incendie, c’est notre maison qui brûle ! Je te l’avais bien dit, Rebb Schlome, quel accueil nous feraient ces paysans ! » — Les chevaux s’arrêtent tout effarés, et le voiturier n’ose continuer sa route. Rebb Schlome sent fléchir son courage, Nachime éclate en sanglots et en reproches. Tillé seule n’a pas peur, elle écoute cette chanson que profèrent des centaines de voix, et là où les autres ont vu une raillerie injurieuse, elle croit saisir une parole de bienvenue. Tillé ne se trompe-t-elle pas ? Pourquoi ce rassemblement et ces rires étouffés ? Pourquoi cet incendie qui projette au loin sa lumière ? On n’est guère disposé cette fois à accepter l’avis de l’enfant comme une révélation. Rebb Schlome se dresse sur le marchepied de la voiture, et de toute la force de ses poumons il apostrophe la foule cachée dans l’ombre. « Tais-toi ! lui crie Nachime épouvantée, n’ameute pas contre nous ces sauvages. » Cependant les voix s’éloignent, les rires ont cessé, la chanson tumultueuse n’est plus qu’un murmure lointain, mais la campagne semble toujours éclairée par les flammes. Ce silence en un tel moment n’est-il pas plus effrayant que le vacarme de tout à l’heure ? Point de cloches, point de tocsin pour appeler au secours, nul mouvement dans ces rues solitaires. Si c’est la maison du Juif qui brûle, elle brûlera sans qu’une main humaine ait essayé de combattre le fléau. Il faut pourtant voir ce qui se passe dans le village. Anschel veut sortir de la