Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la famille qui ait de l’influence sur l’esprit dominateur du chef, c’est la petite Tillé, une belle enfant d’une douzaine d’années, joyeuse, aimable, insouciante, avec des reparties subites et des idées imprévues qui font songer aux femmes inspirées dont le rôle est si éclatant dans la Bible. Oui, Tillé n’est qu’une enfant, et déjà il est évident que la famille de Rébb Schlome admire en elle un être choisi, une fille de Judith ou de Déborah. Un jour que Rebb Schlome voyait tous ses confrères du ghetto faire leurs paquets et profiter, qui d’une façon, qui de l’autre, de la liberté octroyée par la loi : « Et nous, disait-il, qu’en ferons-nous, de cette liberté tant désirée ? Faut-il que nous restions enchaînés ici, comme au temps de notre servitude ? est-ce en vain que l’empereur nous aura fait cette grâce, et personne de nous ne saura-t-il se rendre utile ? — L’empereur ! l’empereur ! s’écria naïvement Tillé, le regard en feu, la voix tremblante, et comme possédée d’une inspiration subite. Tu ne l’as pas encore remercié, mon père ! Tu n’as pas encore remercié l’empereur. Je crois cependant qu’il conviendrait… — Moi ! remercier l’empereur ! dit Rebb Schlome, tout surpris de cette singulière parole de l’enfant. — S’il m’était permis d’avoir une opinion là-dessus, dit subitement Anschel, le fils aîné de Rebb Schlome et de Nachime, je sais bien ce que nous aurions tous à faire. » Ce cri lui était échappé ; il semblait cependant qu’il n’osât continuer et qu’une crainte respectueuse enchaînât sa langue. « Silence ! laisse parler l’enfant, lui cria impérieusement Rebb Schlome ; ce n’est pas par tes lèvres que parle la sagesse. » Anschel devait être accoutumé à se voir ainsi humilié devant sa sœur, car il se tut à cette rude apostrophe sans en paraître blessé. « Vous allez tous vous moquer de moi, reprit Tillé, un peu troublée cette fois de la supériorité que lui attribuait son père, mais si j’étais le maître ici, je voudrais être paysan et cultiver une terre qui serait à moi. — Dieu vivant ! murmura Anschel, la chère Tillé est-elle dans mon cerveau pour savoir ce qui s’y passe ? Elle a dit précisément ce que je voulais dire. »

Rebb Schlome avait attendu avec anxiété la décision de l’enfant. Tout à coup, à ce cri poussé par Tillé : « je voudrais cultiver ma terre ! » il lui sembla que la chambre était illuminée par les mystiques candélabres, et qu’au milieu de cette lumière éblouissante une voix se faisait entendre, une voix mystérieuse et douce qui lui dévoilait à lui-même le secret de ses confuses pensées. Il se sentait frappé au plus profond de son cœur. Pour cette âme ardente et timorée, pour cette vraie nature de Juif toute nourrie des antiques traditions et de la lecture du saint livre, le cri de l’enfant était une révélation d’en haut. Il avait entendu une de ces sentences décisives qui changent notre vie de fond en comble. « C’est vrai ! » disait-il en phrases entrecoupées, tandis qu’il tournait et retournait dans tous les sens les paroles