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s’arrête, on réfléchit, on évoque maintes circonstances du passé, circonstances insignifiantes, mais qui tout à coup, en de tels instans, prennent des proportions inattendues ; une dernière fois, on veut revoir à leur place ordinaire les objets familiers, on se remet à l’œuvre, on s’interrompt encore, on ne finirait jamais… Cependant le froid est vif dans la rue ; le voiturier, qui attend depuis le lever du jour, trouve, les heures longues et fait claquer son fouet. Heureusement, plus débonnaires, plus compatissans que leur maître, et comme s’ils comprenaient toutes les douloureuses émotions de ce départ, les chevaux restent là, immobiles, la tête basse, sans fouiller le sol du pied, sans jeter dans les airs des hennissemens d’impatience. Hélas ! il n’est que trop vrai : avant une heure, ces pauvres gens auront quitté leur maison pour n’y jamais revenir. De joyeux cris d’enfans ont-ils rempli jadis ces chambres abandonnées ? Une mère a-t-elle exhalé ici les secrètes tristesses de son cœur ? Sous ce misérable toit, naguère encore un père de famille a-t-il porté le poids de ses inquiétudes et lutté contre les difficultés de la vie ? Qui révélera ces secrets ? qui parlera de ces choses d’hier ? Ces murailles dégarnies sont muettes et lugubres. Une autre famille, une famille heureuse et fortunée, peut s’établir maintenant dans cette demeure ; elle ne soupçonnera pas seulement les douleurs qui l’ont traversée. C’en est fait : voilà un passé, tout vivant encore, effacé du livre de la vie. Un lourd verrou de fer a scellé le tombeau où tant de souvenirs reposent ; les émigrans viennent de partir.

Ainsi commence le nouveau récit que vient de nous donner le peintre et le conseiller des pauvres Israélites de Bohême, M. Léopold Kompert. On n’a pas oublié peut-être les premiers travaux de ce profond et sympathique écrivain. J’ai été heureux de signaler ici ses débuts[1] ; j’ai pris plaisir à mettre en lumière ses peintures si vives, si nouvelles, si tragiques parfois, toujours si instructives et si touchantes. M. Léopold Kompert n’était pas à mes yeux un romancier ordinaire. Israélite lui-même, âme sincèrement religieuse, mêlé et pour ainsi dire attaché par les fibres les plus secrètes de son cœur aux choses douloureuses qu’il raconte, je sentais bien qu’il exerçait une fonction sérieuse en composant ces dramatiques récits. L’auteur des Scènes,du Ghetto et des Juifs de Bohême avait étudié de près les coutumes, les croyances, les préjugés, les terreurs, les doutes sans cesse croissant, et finalement les transformations insensibles de ses coreligionnaires. Dans la Nouvelle Judith il avait peint cette exaltation farouche que les croyances persécutées allument chez les âmes fières ; les Enfans du Randar exprimaient avec une sorte de grandeur épique le doute religieux entrant au sein de la

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1852.