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marronniers. Tout en causant avec une négligence apparente, il me fit subir une sorte d’examen sur beaucoup de matières, comme pour s’assurer que j’étais digne de l’intérêt qu’il m’avait témoigné si gratuitement jusque-là. Nous fûmes loin de nous accorder sur tous les points ; mais, doués l’un et l’autre de bonne foi et de bienveillance, nous trouvâmes presque autant de plaisir à discuter qu’à nous entendre. Cet épicurien est un penseur ; sa pensée, toujours généreuse, a pris dans la solitude où elle s’exerce un tour bizarre et paradoxal. Je voudrais t’en donner une idée. — Il m’embarrassa un peu en me disant tout à coup : — Quel est votre sentiment, monsieur, sur la noblesse, considérée comme institution dans notre temps et dans notre France ? — Il vit que j’hésitais. — Parlez franchement, que diantre ! Vous voyez que je suis un homme franc ! — Ma foi ! monsieur, dis-je, j’ai pour la noblesse les sentimens d’un artiste : je la regarde… comme un monument national…, comme une belle ruine historique, que j’aime, que je respecte, quand elle daigne ne pas m’écraser. — Oh ! oh ! reprit-il en riant, nous avons du chemin à faire pour nous entendre sur ce point-là ! Je ne conviendrai jamais que je sois une ruine, même historique ! Je vous étonnerais beaucoup, n’est-ce pas, si je vous disais que, suivant ma manière de voir, il n’y a pas de France possible sans noblesse ?

— Vous m’étonneriez positivement, dis-je.

— C’est pourtant ma pensée, et je la crois sérieuse. Je ne conçois pas plus une nation sans une aristocratie classée, sans une noblesse, que je ne concevrais une armée sans état-major. La noblesse est l’état-major intellectuel et moral d’un pays.

— Est-elle cela chez nous ?

— Elle a été en d’autres temps, monsieur, tout ce qu’elle devait être dans la mesure de la civilisation de ces temps-là ; elle a été la tête, le cœur et le bras de la nation. Elle a méconnu depuis, je l’avoue, et jamais plus cruellement qu’au siècle dernier, le rôle nouveau que lui imposait une ère nouvelle. Aujourd’hui, sans le méconnaître, elle semble généralement l’oublier. Si le ciel m’eût donné un fils… ah ! je touche là une corde toujours douloureuse dans mon cœur !… je me serais fait un cas de conscience, pour moi, de l’arracher à cette oisiveté boudeuse et découragée où les restes de notre vieille phalange vivent et meurent dans un vain regret du passé. Sans cesser d’être le premier par le courage, — vertu ancienne qui n’a pas cessé, comme on voit, d’être utile au pays, — j’aurais pris soin qu’il fût encore le premier, un des premiers du moins par les lumières, par la science, par le goût, par toutes les expressions de cette noble activité d’esprit qui nous assure aujourd’hui notre place sous le soleil ! Ah ! dites-moi qu’une aristocratie doit surveiller atten-