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eurent achevé leur oraison, que cet incident prolongea plus que de coutume, Mme de Brienne conjura la reine de lui garder le secret. Sa majesté le lui promit, et en effet elle ne s’est jamais aperçue que la reine en ait parlé au cardinal, ce qui, à mon avis, est une grande preuve de son innocence, » Il nous faut avouer que si cette grande preuve de la parfaite innocence des relations d’Anne d’Autriche et de Mazarin était seule, elle serait bien insuffisante, car dans les carnets du cardinal nous trouvons bien des passages où il se plaint très vivement que Mme de Brienne tourmente la conscience de la reine, ce qu’il n’a pu savoir que par la reine elle-même. Ajoutons bien vite, pour être impartial, que Mme de Chevreuse, qui n’était pas prude assurément, s’exprime toujours avec doute sur le degré d’intimité d’Anne d’Autriche et de son ministre. « Elle m’a dit plusieurs fois, dit Retz[1], que la reine n’avoit le tempérament ni la vivacité de sa nation, qu’elle n’en tenoit que la coquetterie, mais qu’elle l’avoit au souverain degré… qu’elle lui avoit vu dès l’entrée de la régence une grande pente pour M. le cardinal, mais qu’elle n’avoit pu démêler jusqu’où cette pente l’avoit portée, qu’il étoit vrai qu’elle avoit été chassée de la cour sitôt après, qu’elle n’avoit pas eu le temps d’y voir clair quand il y auroit eu quelque chose, qu’à son retour en France, après le siège de Paris, la reine dans les commencemens s’étoit tenue si couverte avec elle qu’elle n’avoit pu y rien pénétrer, que depuis qu’elle s’y étoit raccoutumée, elle lui avoit vu dans des momens de certains airs qui avoient beaucoup de ceux qu’elle avoit autrefois avec Buckingham, qu’en d’autres elle avoit remarqué des circonstances qui lui faisoient juger qu’il n’y avoit entre eux qu’une liaison intime d’esprit, que l’une des plus considérables étoit la manière dont le cardinal vivoit avec elle, peu galante et même rude, ce qui toutefois, ajouta Mme de Chevreuse, a deux sens, de l’humeur dont je connois la reine ; c’est pourquoi je ne sais qu’en juger. »

Sans poursuivre cette discussion délicate[2], revenons à 1643 et à Mme de Hautefort.

  1. Édit. d’Amsterdam, 1731, t. II, p. 383 et 384, et dans l’édit. de M. Aimé Champollion, p. 303.
  2. Rappelons que deux écrivains de notre temps dont l’opinion nous est considérable, l’exact éditeur des Lettres du cardinal à la reine, à la princesse Palatine, etc., et le savant auteur des Mémoires sur madame de Sévigné, s’accordent à penser que Mazarin a été l’amant d’Anne d’Autriche. M. Ravenel se fonde sur des expressions employées par Mazarin, très vives il est vrai, mais qui dans la langue du XVIIe siècle n’ont peut-être pas toute la signification qu’il leur prête, d’autant plus que Mazarin, connaissant la coquetterie de la reine, ne devait pas se faire faute de charger outre mesure, à la façon italienne, ses protestations de tendresse et de dévouement. Les argumens de M. Walckenaer approchent bien plus de la certitude. Le principal est une lettre de la reine à Mazarin, jusqu’alors inédite ; voyez les Mémoires sur madame de Sévigné, IIIe partie, p. 471. Nous devons dire que nous connaissons plusieurs autres lettres d’Anne d’Autriche, qui sont bien fortes aussi et qui semblent emporter la balance. Ou en pourra juger par les passages suivans (Bibliothèque nationale, Boîtes du Saint-Esprit, lettres inédites et autographes d’Anne à Mazarin) : « Dimanche au soir (vraisemblablement de la fin de l’année 1652). Je n’ai garde de vous rien demander (pour le retour du cardinal), puisque vous savez bien que le service du roi m’est bien plus cher que ma satisfaction ; mais je ne puis m’empescher de vous dire que je crois que, quand on a de l’amitié, la vue de ceux que l’on aime n’est pas désagréable, quand ce ne seroit que pour quelques heures. J’ai bien peur que l’amitié de l’armée (où était alors Mazarin) ne soit plus grande que toutes les autres. Tout cela ne m’empeschera pas de vous prier d’embrasser de ma part notre ancien ami (Louis XIV) et de croire que je serai toujours celle que je dois, quoi qui arrive. » — Lettre du 26 janvier 1653 : « Je ne sais plus quand je dois attendre votre retour, puisqu’il se présente tous les jours des obstacles pour l’empescher. Tout ce que je vous puis dire est que je m’en ennuie fort, et supporte ce retardement avec beaucoup d’impatience, et si 16 (Mazarin) savoit tout ce que je souffre sur ce sujet, je suis assurée qu’il en seroit touché. Je le suis si fort en ce moment que je n’ai pas la force d’écrire longtemps ni ne sais pas trop bien ce que je dis. J’ai reçu de vos lettres tous les jours, et sans cela je ne sais ce qui arriveroit. Continuez à m’en écrire aussi souvent, puisque vous me donnez du soulagement dans l’état où je suis. (Ici deux chiffres que nous traduisons par ces mots : Je serai à vous) jusques au dernier soupir. Adieu, je n’en puis plus. » — Lettre du 29 janvier 1653 : «… (Anne) est plus jamais même chose que ( Mazarin). »