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M. de Malouet profita de l’enlèvement du plat gigantesque qui nous séparait pour s’assurer de l’état de mes relations avec sa femme. Il parut satisfait de notre bonne intelligence évidente, et élevant sa voix sonore et cordiale : — Monsieur, me dit-il, je vous ai parlé de mes deux cuisiniers rivaux ; voici le moment de me prouver que vous méritez la réputation de haut discernement dont je vous ai gratifié auprès de ces deux virtuoses… Hélas ! je vais perdre le plus ancien, et sans contredit le plus savant de ces maîtres, — l’illustre Jean Rostain. C’est lui, monsieur, qui, m’arrivant de Paris il y a deux ans, me dit cette belle parole : un homme de goût, monsieur le marquis, ne peut plus habiter Paris ; on y fait maintenant une certaine cuisine… romantique, qui nous mènera loin ! — Bref, monsieur, Rostain est classique : cet homme rare a une opinion ! Eh bien ! vous venez de goûter successivement à deux plats d’entremets dont la crème forme la base essentielle : suivant moi, ces deux plats sont réussis l’un et l’autre ; mais l’œuvre de Rostain m’a paru d’une supériorité prononcée… Ah ! ah ! monsieur, je suis curieux de savoir si vous pourrez de vous-même, et sur cette seule indication, assigner à chaque arbre son fruit et rendre à César ce qui est à César… Ah ! ah ! voyons cela.

Je jetai un coup d’œil à la dérobée sur les restes des deux plats que me signalait le marquis, et je n’hésitai pas à qualifier de classique celui que couronnait un temple de l’Amour, avec une image de ce dieu en pâte polychrome.

— Touché ! s’écria le marquis. Bravo ! Rostain le saura, et son cœur en sera réjoui. Ah ! monsieur, que n’ai-je eu l’honneur de vous recevoir chez moi quelques jours plus tôt ! J’aurais peut-être gardé Rostain, ou, pour mieux dire, Rostain m’eût peut-être gardé, car je ne puis vous cacher, messieurs les chasseurs, que vous n’êtes point dans les bonnes grâces du vieux chef, et je ne suis pas loin d’attribuer son départ, de quelques prétextes qu’il le colore, aux dégoûts dont l’abreuve votre indifférence. Je crus lui être agréable en lui annonçant, il y a quelques semaines, que nos réunions de chasse allaient lui assurer un concours d’appréciateurs digne de ses talens. — Monsieur le marquis m’excusera, me répondit Rostain avec un sourire mélancolique, si je ne partage point ses illusions : en premier lieu, un chasseur dévore et ne mange point ; il apporte à table un estomac de naufragé, iratum ventrem, comme dit Horace, et engloutit sans choix et sans réflexion, gulæ parens, les productions les plus sérieuses d’un artiste ; en second lieu, l’exercice violent de la chasse a développé chez le convive une soif désordonnée qui s’assouvit généralement sans modération. Or monsieur le marquis n’ignore pas le sentiment des anciens sur l’usage excessif du vin pendant le