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fication prochaine. On en est certain maintenant ; on commence à savoir comment il s’est produit, en quoi il consiste, et même quels obstacles il rencontre, quelles faiblesses le feront échouer encore une fois, s’il échoue. Ainsi la guerre, avec ses résultats acquis, ses faits actuels et ses éventualités toujours menaçantes, — la paix, avec ses chances devenues peut-être plus douteuses à mesure que la négociation approche de son terme : c’est en présence de cette double perspective que finit 1855 et que commence une année nouvelle.

Considérée en elle-même, au point de vue militaire, certes cette année de guerre qui s’achève n’a point été sans résultats. Qu’on se rappelle le serrement involontaire que causaient à Paris et à Londres tous ces récits parfois trop véridiques qui nous parvenaient, il y a un an, sur l’état des armées alliées. Ces armées étaient toujours héroïques, elles venaient de vaincre à Inkerman ; mais cette victoire avait comme le reflet sombre d’un second Eylau. La vie même de ces intrépides soldats avait quelque chose d’émouvant et de douloureux : c’était la vie obscure du siège, la veillée dans la neige et dans la boue, la surprise des tranchées, l’épreuve terrible des combats opiniâtres de nuit. Il n’en est plus de même aujourd’hui. En réalité, ce sont les alliés qui dominent en Orient. L’occupation de Iéni-Kalé et de Kertch nous répond de la mer d’Azof. Les ports de la Crimée sont entre nos mains. Notre escadre et nos soldats sont allés prendre à Kinburn la clé du Dnieper. Sébastopol enfin est tombé, et la flotte russe a disparu. On dit que dans son récent voyage en Crimée l’empereur Alexandre II n’a pu se défendre d’une certaine émotion à l’aspect de la ville détruite et de cette baie vide de tant de vaisseaux, l’orgueil des tsars. Certes c’était le cruel et amer contraste de cette autre scène dont M. de Ségur a fixé le souvenir en racontant dans ses Mémoires le voyage qu’il fit en Crimée en 1787 avec tant de personnages fameux, — l’impératrice Catherine, le capricieux et asiatique Potemkin, le spirituel prince de Ligne, M. de Cobentzel. On était sur les hauteurs d’Inkerman. Tout à coup un grand balcon s’ouvre, et à travers une ligne de Tartares à cheval on voit Sébastopol sortant pour ainsi dire du néant. Dans la rade immense apparaît une flotte formidable de vingt-cinq bâtimens de guerre dont le feu salue Catherine et semble annoncer à l’Euxin qu’il a désormais une dominatrice, qu’en trente heures la Russie peut aller planter son pavillon sur Constantinople. — C’était le commencement enivrant et magnifique de ce songe de domination dont le triste réveil était réservé à l’empereur Alexandre II. De toute façon, cette année qui s’achève restera bien l’année de la prise de Sébastopol et de la disparition de la puissance navale russe dans les flots de la Mer-Noire. Ce sont là autant de faits accomplis qui sont le point de départ de la paix possible.

La Russie, il est vrai, a perdu Sébastopol : elle n’a plus Kertch, Iéni-Kalé, Balaclava, Kamiesch, Eupatoria, Kinburn ; mais elle vient de trouver devant Kars un succès qu’elle poursuivait depuis quelques mois déjà. On aurait pu peut-être, du côté d’Erzeroum, secourir cette place, que le général Muravief appelle le boulevard de l’Asie-Mineure ; on ne l’a point fait. Le mouvement d’Omer-Pacha sur l’Ingour n’a point été la diversion efficace qu’on semblait attendre. Réduite à elle-même, isolée, privée de communications