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et me menaçait d’un dernier assaut : je me suis relevé avec un mouvement de rage et j’ai regardé mes pistolets. Heureusement, après quelques minutes de conversation avec le meunier, les chasseurs se sont retirés, non sans me laisser clairement entendre que, s’ils avaient pris meilleure opinion de ma moralité, ils emportaient une idée fort réjouissante de l’originalité de mon caractère.

Tel est, mon ami, l’historique fidèle de cette journée malheureuse, où je me suis couvert franchement, et des pieds à la tête, d’une espèce d’illustration à laquelle tout Français préférera celle du crime. J’ai à cette heure la satisfaction de savoir que je suis, dans un château voisin, au milieu d’une société de brillans cavaliers et de belles jeunes femmes, un texte de plaisanteries inépuisable. Je sens de plus, depuis mon mouvement de flanc (comme on a coutume d’appeler à la guerre les retraites précipitées), que j’ai perdu à mes propres yeux quelque chose de ma dignité, et je ne puis me dissimuler en outre que je suis loin de jouir auprès de mes hôtes rustiques de la même considération.

En présence d’une situation si gravement compromise, j’ai dû tenir conseil : après une courte délibération, j’ai rejeté bien loin, comme puéril et pusillanime, le projet que me suggérait mon amour-propre aux abois, celui de quitter ma résidence, et même d’abandonner le pays. J’ai pris le parti de poursuivre philosophiquement le cours de mes travaux et de mes plaisirs, de montrer une âme supérieure aux circonstances, et de donner enfin aux amazones, aux centaures et aux meuniers le beau spectacle du sage dans l’adversité.

III.

20 septembre.

Je reçois ta lettre. Tu es de la vraie race des amis du Monomotapa. Mais quel enfantillage ! Voilà la cause de ton brusque retour ! Un rien, un méchant cauchemar, qui, deux nuits de suite, te fait entendre ma voix t’appelant à mon secours. Ah ! fruits amers de la détestable cuisine allemande ! — Vraiment, Paul, tu es bête. Tu me dis pourtant des choses qui me touchent jusqu’aux larmes. Je ne saurais te répondre à mon gré. J’ai le cœur tendre et le verbe sec. Je n’ai jamais pu dire à personne : Je vous aime. Il y a un démon jaloux qui altère sur mes lèvres toute parole de tendresse, et lui donne une inflexion d’ironie. — Mais, Dieu merci, tu me connais.

Il paraît que je te fais rire quand tu me fais pleurer ? Allons, tant mieux. Oui, ma noble aventure de la forêt a une suite, et une suite dont je me passerais bien. Tous les malheurs dont tu me sentais menacé sont arrivés : sois donc tranquille.