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court risque d’être décapité. Il n’y a qu’un degré de despotisme de plus, il est vrai qu’il est important.

Le résident intervint dans cette affaire, ainsi que nous l’avons dit, et il obtint quelques adoucissemens au sort de la famille du rajah Buktar, exemple frappant de la puissance de la compagnie des Indes sur l’esprit des populations asiatiques. L’honorable compagnie, la Koompany Bahador, est à la fois la terreur et la providence de ces populations. On l’implore comme une sorte de génie qui peut tout voir et tout entendre. La compagnie est un mythe sur la nature duquel les hypothèses les plus hardies peuvent être données par les Hindous. Aussi la famille de Buktar se crut-elle sauvée, dès que le résident intervint en sa faveur. L’auteur décrit la douleur et le désespoir de cette famille naguère si puissante, et qu’une minute a suffi pour renverser : c’est un tableau tout asiatique, qui rappelle à l’esprit toutes les scènes où l’humilité naturelle aux Orientaux se traduit par une pantomime si expressive, — les Juifs implorant leur vainqueur ou leur Dieu vêtus de sacs et la tête couverte de cendres, les musulmans le front penché contre la terre devant le commandeur des croyans, les parias se faisant petits et se collant aux murs pour laisser passer les hommes de race noble.

« J’ai vu bien des spectacles déchirans dans le cours d’une longue vie quelque peu aventureuse, mais je ne me rappelle rien qui m’ait affecté aussi vivement que cette malheureuse réunion de femmes et d’enfans. Ils furent tous traités comme Buktar l’avait été, dépouillés de leurs beaux habits et de leurs ornemens, revêtus du misérable costume dont on l’avait couvert. Ils étaient tous là, se serrant les uns contre les autres dans une attitude de crainte muette, comme des moutons qui attendent la boucherie. Le vieux père de Buktar était là, avec sa peau ridée et son pauvre corps amaigri, qui laissait voir distinctement sa charpente anatomique. Il était là, pleurant non de ses propres souffrances et de son déshonneur, mais des malheurs de son fils et des femmes de son fils. Des femmes délicates, qui avaient été élevées dans tous les raffinemens du luxe, dont jusqu’alors le visage n’avait jamais été exposé aux yeux des hommes, étaient là accroupies à terre, pêle-mêle avec leurs enfans, exposées aux regards et aux plaisanteries brutales de la soldatesque indigène, dispersée çà et là dans la cour du palais. L’une de ces femmes serrait son enfant contre son sein et semblait trouver quelque satisfaction dans son malheur à remplir ses devoirs de mère ; une autre était assise dans une attitude de silencieux désespoir, corps incliné, yeux fixés à terre, une Niobé hindoue. Aucun sculpteur n’aurait pu trouver de plus belles formes que celles de deux d’entre elles, qui avaient ce teint de bistre si ravissant lorsqu’il contraste avec la chevelure de jais qui est si commune dans ces pays du soleil. Elles avaient déroulé leurs longues tresses noires, afin que ces emblèmes du chagrin formassent un manteau à leurs épaules nues, et elles n’en paraissaient que plus charmantes. »

Les caprices du roi n’étaient pas tous des caprices sanglans ; il en