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avais-je pas dit que cet homme était un traître de la pire espèce ? N’avait-il pas prémédité de me tuer ? Vous entendez ? les pistolets du misérable sont chargés ! — C’était son devoir, en sa qualité de général, d’avoir toujours ses pistolets chargés afin de défendre votre majesté, dit avec fermeté un des favoris. — Ah ! vraiment, c’est votre avis ! répondit le roi. Par Allah ! nous verrons si les autres pensent comme vous. Qu’on introduise le capitaine des gardes ! — Le capi taine entra. — Capitaine, était-ce le devoir du rajah Buktar Singh d’avoir ses pistolets chargés ? — C’est indubitablement le devoir d’un commandant en chef des forces de votre altesse d’être prêt à détourner tout danger qui pourrait menacer soudainement les jours de votre majesté. — C’est bien, qu’on les décharge et qu’on les brise.

Le lendemain, Buktar Singh et sa famille partirent de Lucknow. Un caprice du hasard avait renversé Buktar : un caprice du hasard le releva. Un an après cette aventure, des troubles éclatèrent dans Lucknow à l’occasion de la cherté des subsistances. Le roi fut fort étonné de l’audace de ses sujets. — Il y a évidemment quelque chose qui va mal là-dessous, dit-il ; je n’ai jamais vu troubles durer si longtemps dans Lucknow. — Le ministre insinua que la récolte avait été mauvaise. — Taisez-vous, Rooshun, répondit le roi, vous êtes une vieille commère. La récolte a été excellente. — Un autre favori, le professeur d’anglais du roi, insinua à son tour que la police des bazars devait être mal faite. — Je suis de votre avis répondit Nussir, Déguisons-nous et allons nous assurer de la chose de nos propres yeux, comme l’ancien kalife de Bagdad. — Ce qui fut dit fut fait. Le roi, accompagné de quelques favoris, descendit sous un déguisement dans les rues de sa capitale. On entra dans la boutique d’un changeur. Le changeur causait avec un voisin d’une nouvelle attaque contre les magasins de riz. — Tristes temps, tristes temps, Baboo. Ce n’était pas ainsi lorsque le rajah Buktar était ministre du roi. Il maintenait l’ordre dans les bazars. — Oui, en vérité, comme vous le dites, Madhub, le rajah maintenait l’ordre. Tristes temps, tristes temps. — Ce mot fit tressaillir le roi. Deux mois après, le rajah Buktar était de retour au palais, et sa faveur était plus grande que jamais.

Cette anecdote indique assez le caractère que nous avons essayé de décrire, c’est-à-dire un mélange de cruauté capricieuse, de sauvagerie spontanée et de dignité royale. Oui, il y a une certaine dignité dans la conduite de ce tigre, et nous ne pouvons partager à cet égard l’opinion de l’auteur anglais. Entre la conduite de Nussir et celle qu’aurait tenue en pareille occasion un prince européen, il n’y a que la différence de la latitude et du climat. En Europe, le courtisan qui aurait été aussi maladroit que le fut Buktar aurait perdu son crédit ; en Russie, il eût été envoyé en Sibérie ; dans l’Inde, il