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pour cela qu’il eût des allures grossières. Cet ivrogne savait garder au milieu de ses vices une certaine dignité, et notre auteur reconnaît qu’il avait quelque chose de véritablement royal. Tel était Nussir : une énigme des plus compliquées et des plus embrouillées, qu’il était impossible de pénétrer. Grâce à ce caractère énigmatique, il devenait très dangereux de séjourner avec lui. Ses faveurs étaient périlleuses, car, comme il était impossible de connaître au juste le mobile de ses actions et que le caprice était l’unique règle de sa vie, l’expérience de la veille ne pouvait servir en rien au lendemain. C’est là ce qu’apprit à ses dépens un de ses ministres, le malheureux rajah Buktar Singh.

Un jour, au retour d’une promenade, le roi, qui aimait à porter l’habit européen, s’amusait à jouer avec son chapeau et à le faire tourner au bout de son pouce. Le chapeau étant de mauvaise qualité, ce jeu le défonça. Le roi se retourna en riant, comme pour inviter sa suite à partager sa joie. Rajah Buktar Singh pensa que c’était l’occasion de placer un bon mot : — Il y a un trou dans la couronne de votre majesté, dit-il. Le roi devint subitement pâle : — Avez-vous entendu le traître ? demanda-t-il à l’officier qui se trouvait le plus près de lui. Mettez cet homme sous bonne garde. Allez, Rooshun (c’était son premier ministre), faites-moi décapiter cet homme.

Le rajah Buktar semblait perdu ; il n’était point au service de la compagnie, il était citoyen d’Oude. Le roi avait donc un absolu droit de vie et de mort sur lui comme sur tout indigène. Subitement une pensée de justice excentrique traversa l’esprit de Nussir. — Comment agirait, demanda-t-il, un roi d’Angleterre envers un sujet qui l’aurait insulté ainsi ? — Il l’aurait fait arrêter ainsi que l’a fait votre majesté, répondit un des officiers anglais et l’aurait fait passer en jugement. — J’agirai donc de même, répondit le roi. Le résident intervint, un conseil fut tenu ; toutes les voix parlèrent de clémence, et il fut résolu que le rajah aurait la vie sauve, que le refuge du monde (c’était le titre oriental de Nussir-u-deen) se contenterait pour toute vengeance de l’emprisonnement du coupable dans une cage de fer et de la confiscation de ses propriétés. Cependant il n’était pas encore sauvé, et un incident survint qui faillit de nouveau lui coûter la vie. — Je veux qu’il soit déshonoré, dit le roi, comme jamais rajah ne l’a été auparavant. Qu’on lui enlève son turban et son habit, son épée et ses pistolets, et qu’on les apporte ici. — Ces ordres furent exécutés. Le turban fut déroulé par un esclave et l’épée brisée par un vigoureux forgeron ; quand vint le tour des pistolets, le forgeron crut devoir s’assurer s’ils étaient chargés. Ils l’étaient. — Sont-ils chargés ? demanda le roi avec véhémence. — Que le refuge du monde jette sur son esclave un regard de bienveillance, les pistolets sont chargés, répondit le forgeron. — Eh bien ! ne vous