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LA PETITE COMTESSE.

leur temps, et qui survivent à leur œuvre accomplie. Toutefois il se peut bien que l’esprit gaulois de la bourgeoisie émancipée, auquel vint s’ajouter bientôt l’esprit de la réforme, ait dessiné dans nos vieilles abbayes plus de caricatures que de portraits. Quoi qu’il en soit, même en lisant Rabelais avec le respect qui convient, aucun homme doué de pensée ne saurait oublier que, durant cette triste nuit du moyen âge, le dernier rayon de la pure vie intellectuelle éclaire le front pâle du moine.

Jusqu’à présent l’ennui m’a épargné dans ma solitude. T’avouerai-je même que j’y éprouve un contentement singulier ? Il me semble que je suis à mille lieues des choses d’ici-bas, et qu’il y a une sorte de trêve et de temps d’arrêt dans la misérable routine de mon existence, à la fois tourmentée et banale. Je savoure ma complète indépendance avec l’allégresse naïve d’un Robinson de douze ans. Je dessine quand il me plaît : le reste du temps je me promène çà et là à l’aventure, en ayant grand soin de ne jamais franchir les bornes du vallon sacré. Je m’asseois sur le parapet du pont, et je regarde couler l’eau ; je vais à la découverte dans les ruines ; je m’enfonce dans les souterrains : j’escalade les degrés rompus du beffroi ; je ne puis les redescendre, et je demeure à cheval sur une gargouille, faisant une assez sotte figure, jusqu’à ce que le meunier m’apporte une échelle. Je m’égare la nuit dans la forêt, et je vois passer les chevreuils au clair de lune. Que veux-tu ? Tout cela me berce agréablement, et me produit l’impression d’un rêve d’enfant, que je fais dans l’âge mûr.

Ta lettre, datée de Cologne, et qu’on m’a renvoyée ici suivant mes instructions, a seule troublé ma béatitude. Je me console difficilement d’avoir quitté Paris presque à la veille de ton retour. Que le ciel confonde tes caprices et ton indécision ! Tout ce que je puis faire maintenant, c’est de hâter mon travail ; mais où trouver les documens historiques qui me manquent ? Je tiens sérieusement à sauver ces ruines. Il y a là un paysage rare, un tableau de prix, qu’on ne peut laisser périr sans vandalisme.

Et puis j’aime les moines, te dis-je. Je veux rendre à leurs ombres cet hommage de sympathie. Oui, si j’avais vécu il y a quelque mille ans, j’aurais certainement cherché parmi eux le repos du cloître en attendant la paix du ciel. Quelle existence m’eût mieux convenu ? Sans souci de ce monde et assuré de l’autre, sans troubles du cœur ni de l’esprit, j’aurais écrit paisiblement de douces légendes auxquelles j’eusse été crédule, j’aurais déchiffré curieusement des manuscrits inconnus et découvert en pleurant de joie l’Iliade ou l’Énéide ; j’aurais dessiné des rêves de cathédrales, chauffé des alambics, — et peut-être inventé la poudre : ce n’est pas ce que j’aurais fait de mieux.

Allons, il est minuit : frère, il faut dormir.