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V.

Je m’arrête ici, car je ne veux pas dépasser 1789 et la première heure de la révolution française ; mais assurément, si je voulais m’aventurer plus loin, je montrerais sans peine que ce qui surnage par-dessus l’abîme à ce moment même de notre histoire, c’est encore notre ancienne formule. Tout change, tout se renouvelle en pleine tempête, choses, hommes, territoire même, institutions, conditions, partis, idées, préjugés, tout, excepté notre maxime implacable, qui reparaît sitôt qu’un homme reprend la plume. Comme il a fallu l’arbitraire dans l’ancienne France pour organiser l’égalité, il faut désormais l’arbitraire dans la France nouvelle pour organiser la liberté, — d’où la nécessité providentielle du despotisme de la terreur, lequel engendre la nécessité, plus providentielle encore, du despotisme qui le renverse et lui succède, et, pour couronner l’un et l’autre, la nécessité non moins absolue de l’invasion, par laquelle s’achève la renaissance sociale et politique, ce qui nous ramène à notre premier point de départ. En dépit du fracas des événemens, la formule continue de les régir ; elle se ment comme l’engrenage d’une machine montée qui n’a plus besoin de l’impulsion d’un être humain. Malheur seulement à qui y engage un pli de sa robe ! Le corps entier d’une nation, passé, présent, avenir, peut y entrer et s’y broyer, jusqu’à ce qu’il reste une masse inerte que l’esprit abandonne.

Prenons garde, en corrompant le passé, de corrompre l’avenir. Jusqu’ici, toutes les fois que l’historien a amnistié la veille, il a amnistié le lendemain. Il a évoqué sans le vouloir jusque dans le fond de l’avenir la race des téméraires, et insulté par avance aux débonnaires. Sur cette pente rapide, le vertige prend les hommes, quand l’instinct, poussé par l’habitude, est aveuglé par la science. Alors la vérité morale, arrachée de la substance de l’histoire, n’a plus de refuge même chez les morts. Il reste pour pâture au monde un rêve d’égalité jalouse dans laquelle rien n’est plus réel qu’une servilité croissante. Imaginez un simple individu persuadé que dans le cours de sa vie tout ce qu’il fait est bien fait, qu’il est dans chacun de ses actes le ministre infaillible, impeccable de la justice suprême : combien de temps résisterait sa raison à cette apothéose ? Au lieu d’un individu, je suppose maintenant une nation : voilà tout un peuple assuré, de génération en génération, qu’il siège sur le trône de l’éternelle justice. À ses pieds sont les autres nations, qu’il régit de son épée flamboyante. Heureux ceux qu’il châtie ! S’il frappe, c’est pour guérir ; s’il enchaîne, c’est pour affranchir ; s’il conquiert, c’est