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décidera que le point est trouvé, que l’heure est venue de songer à la dignité, et, comme par le Vico, à la pudeur civile ? Quand la bourgeoisie aura ce qu’elle appelle l’égalité, si le petit peuple prétend que cette égalité n’est pas la véritable, et le petit peuple satisfait, si le prolétaire ne l’est pas, que faudra-t-il faire ? Voilà la liberté de nouveau ajournée; mieux valait dire dès le début qu’elle l’est éternellement.

Au milieu de ce laborieux échafaudage, quelques-uns ont bien senti ce que le système ôte à la nature humaine; ils ont essayé de soustraire la plus grande partie de la nation à la responsabilité du passé tel qu’ils l’ont expliqué. Comment cela ? Par un moyen qui ne fait qu’augmenter la difficulté à laquelle ils veulent porter remède. Ceux-là affirment que le peuple n’a rien fait, rien dit dans toute la durée de l’ancienne France. Témoin muet, étranger à tout ce qui se passe, comme il n’a pris de part effective à aucun des changemens survenus, on n’a le droit de lui demander nul compte de ce qui s’est fait sans lui. C’est un personnage tout nouveau, qui s’est réservé pendant dix-sept siècles, sans faire une seule fois acte de présence dans l’histoire. Comment nos jugemens pourraient-ils le saisir ? Il nous échappe; c’est l’inconnu. Que la responsabilité de notre histoire retombe sur celui qui l’a faite! Même dans le tiers-état la bourgeoisie paraît seule, agit seule. Le passé la regarde et l’accuse; qu’elle en réponde !

Je ne sais si ce système est plus en crédit que les précédens; ce que je vois bien, c’est qu’il va clairement contre la pensée radicale de ceux qui l’ont soutenu. J’admets un moment que les chroniqueurs, les chartes, les historiens se soient trompés, que dans les états-généraux, les parlemens, les assemblées du clergé, il n’y ait eu jamais que l’inspiration de la bourgeoisie sans que l’âme du peuple se soit montrée un seul jour. Cette concession faite, j’attends que vous me montriez le peuple dans quelque grande occasion qui ne me laisse aucun doute sur sa propre conscience; car ce qu’il y aurait de pis, après avoir nié qu’il ait été pour quelque chose dans le tiers-état, ce serait d’avouer qu’il n’a pas paru davantage en son propre nom. N’y aurait-il pas eu de peuple pendant ces quatorze siècles ? C’est la question qui surgit naturellement de ce que je viens de dire. Les personnes individuelles ou collectives ne se révèlent dans le monde civil que par leurs actes, et je ne sais à qui profiterait cette étrange découverte, qu’il n’y a pas de peuple dans l’histoire de France.