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Un point, ce semble, aurait dû nous arrêter, je veux dire le caractère que nous-mêmes attribuons à la royauté dans toute la race romane et dans la France en particulier. Tout le monde avoue que dès l’origine la monarchie a été modelée en France sur le principe du pouvoir impérial chez les Romains. Même nos rois chevelus vivent du souffle des césars. Charlemagne et les siens ne font que confirmer cette imitation. La troisième race ne change rien à ces idées classiques; au contraire elle leur donne une force irrévocable, et le pouvoir central se trouve irrévocablement jeté dans le moule du Bas-Empire. La superstition civile pour l’empire romain qui s’était éveillée en Italie avec les glossateurs éclate bientôt en France; là aussi elle devient une religion politique. Ces illusions des jurisconsultes, des poètes toscans du XIIe siècle sur les félicités de l’époque des césars, sont accueillies avidement et répandues chez nous dès le siècle suivant; légistes, juges, conseillers, officiers royaux, tous propagent la chimère d’un âge d’or impérial ou gibelin, laquelle devient bientôt la science, la tradition et comme la passion du tiers-état. Le moindre bourgeois du XIVe siècle avait sur ce point l’imagination aussi fertile que l’auteur de la Comédie divine. Séduit par ce fantôme, qui déjà avait aveuglé Dante, le tiers-état cherche le principe de la rénovation sociale dans les cendres du Bas-Empire. On veut tout donner au roi, parce que dans l’époque sacrée on a tout donné à l’empereur. Le monarque féodal doit être le principe de la justice, de la liberté, de la vie publique, comme l’a été le césar; chose singulière, cette passion de s’engloutir dans l’autorité du prince par imitation classique de l’antiquité est si grande, qu’elle survit encore chez nos historiens!

Nous continuons aujourd’hui, dans nos systèmes, à subir le joug des mêmes fictions, avec la seule différence que l’illusion ingénue de nos ancêtres est devenue une illusion volontaire, systématique, et que la science produit chez nous le même résultat que l’ignorance chez eux. Nous savons ce que nos aïeux ignoraient, que leur conception de l’histoire romaine est imaginaire, que le modèle sur lequel ils se sont réglés n’a jamais existé, que cette félicité prétendue est une invention des poètes, que le pouvoir absolu dans Rome impériale n’a enfanté en réalité que servitude, silence, qu’il a abouti à la mort d’un monde, et malgré cette connaissance assurée, quand nous retrouvons la même forme de pouvoir dans notre histoire, nous nous y confions, je ne dis pas sans crainte, mais avec joie, comme si le flot qui a porté les autres à la mort devait nous porter à la vie ! Je ne sais par quel artifice de notre jugement nous nous bâtissons aussitôt le même songe de félicité publique que les hommes du moyen-âge. En dépit de l’évidence, nous nous créons un âge heureux sous nos