Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/942

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà bien notre fatalisme dans son expression crédule. On y trouve tous les mots importans avec lesquels nous accablerons de notre triomphe d’un jour les vaincus de quatorze siècles. Premier triomphe de la liberté, — anéantissement du premier peuple libre; — nous sommes vainqueurs, parce que nous sommes vaincus : — cette logique va se dérouler sans interruption. Ces peuples ont été égorgés, il était nécessaire qu’ils le fussent pour assurer l’émancipation des autres. La liberté eût prévalu trop tôt! Toujours notre même crainte d’être trop tôt, trop complètement vainqueurs. Ce mot de prématuré, nous l’appliquerons sans nous lasser, pendant un millier d’années, à chacun des progrès politiques qui seront tentés. Chaque génération qui se réveillera, nous l’accuserons de trop d’impatience, nous lui dirons imperturbablement : Dormez votre sommeil; c’est à nous de vivre et de veiller à votre place... Mais quoi! si nous aussi nous allions oublier de vivre! Si, après avoir dit aux autres pendant quatorze cents ans : Il est trop tôt! quelqu’un s’avisait de nous dire à nous-mêmes : Il est trop tard!

Poursuivons. Nous avions d’abord fait honneur à la royauté de l’émancipation des communes : plus tard il s’est trouvé au contraire que la royauté a effacé le caractère politique de cette grande révolution. Les juridictions que les villes et les bourgeois avaient conquises au prix de leur sang sont détruites par le pouvoir central; cette vie politique, cette éducation de l’homme libre à l’abri des immunités des villes sont minées par la couronne. Où naissaient des citoyens, il ne reste que des bourgeois du roi. Cette grande et hardie émulation avec les républiques d’Italie fait place au silence, à l’asservissement. Les caractères s’inclinent, le mouvement de la vie publique s’éteint; à peine conquises, les franchises municipales, qui avaient paru si précieuses, sont étouffées. Quelle conséquence infère de là notre philosophie de l’histoire ? Est-ce un regret pour des biens si cruellement achetés, si vite enlevés ? Sera-ce le signal d’un péril au cœur de la société française ? Nullement. Ces libertés ont péri; donc il est heureux qu’elles aient péri dans l’intérêt des libertés futures; donc les rois, en détruisant ces franchises, ont rendu à l’avenir un immense service et préparé l’avènement de nos sociétés émancipées. Si la bourgeoisie veut emporté au quatorzième siècle, c’était fait de l’avenir de la France! Vous l’entendez! c’est là toute l’oraison funèbre de ces révolutions populaires qui partout ailleurs dans le monde ont été les fondemens de la vie civile. Quoi, vraiment ! si ces franchises eussent été respectées, c’était fait de celles que nous possédons! S’il y avait eu des hommes libres au XIVe siècle, il n’y en aurait plus aujourd’hui ! Il fallait qu’il y eût un grand troupeau sous un maître pour que ce troupeau devînt ce monde digne et élevé que