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n’écrivent pas, ne lisent pas, s’il entrait dans le vif de la nature, s’il montrait le côté invisible de l’histoire, s’il racontait le mystère et l’éclosion de l’âme humaine à travers la passion du moyen âge, nous l’accusions ouvertement de troubler la méthode. Il altérait la ligne droite; il désobéissait à notre géométrie. Nous nous sentions déroutés par un esprit si mal discipliné à nos formules, assez aventureux pour déranger notre édifice à mesure que nous relevions. Ne sachant où le classer, nous prenions le parti de penser que son génie lui avait été donné comme une exception éclatante pour confirmer la règle.

Un point reste assuré : la méthode que nous avons appliquée à notre histoire est tout l’opposé de celle des historiens grecs et romains; ce n’est pas non plus celle de Machiavel, ni des historiens anglais. C’est bien plutôt la méthode que les pères de l’église et les scolastiques ont appliquée à l’histoire du peuple hébreu. Les chroniqueurs et les barbares nous ont si bien séduits, que nous leur avons pris jusqu’à leur philosophie. Nous avons quitté Thucydide pour Grégoire de Tours. Si nous n’avions emprunté à celui-ci que son colons et ses mœurs, le profit eût été sans mélange; mais, sans avoir ses croyances, nous avons imité ses superstitions, complaisans à ce point de dépouiller notre raison moderne pour embrasser la sienne.

De saint Augustin à Grégoire de Tours, de Grégoire de Tours aux scolastiques, des scolastiques à Bossuet, la méthode est la même. Toute l’histoire des Hébreux est considérée comme une préparation à la venue du Messie. Les événemens n’ont leur vrai sens qu’à la condition que cette attente soit remplie. Mais s’il en était autrement, si cette venue n’avait été qu’illusoire, l’explication du passé ne serait qu’un sublime sophisme ! Imitant ce système, nous avons traité l’histoire de France comme une histoire sacrée, qui trouve son interprétation finale dans l’ère politique inaugurée avec le régime constitutionnel du XIXe siècle. Ce dénoûment non-seulement explique, mais légitime tout le passé. De la même manière que les violences de l’Ancien Testament sont sanctifiées par l’idée du Messie, dont elles préparent les voies, de même les iniquités, les cruautés, les oppressions du moyen âge sont couvertes et autorisées par l’idée des institutions qui ont apparu sous la royauté tempérée. Ce dernier point est si bien la raison de tout le reste, que nous commençons par y sacrifier la conscience et la morale. L’historien sacré sait que l’Ancien Testament est le chemin nécessaire de la loi de justice, et il ferme impitoyablement les yeux sur les siècles sanglans qu’il traverse. Tout luit à ses regards de ce rayon de justice émané de la loi future. Ainsi, dans nos théories historiques, nous faisons refluer dans le passé l’image qui a brillé un moment à nos yeux. Tout est bien en vue de ce présent que nous croyons posséder à titre inaliénable.