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aussi judicieuse, aussi étrangère à tout enivrement, aussi libérale d’esprit et de cœur qu’elle avait été ferme et constante au sein des revers. Dans une seule circonstance, je la trouve un peu exigeante et hautaine. Elle avait vivement recommandé, pour qu’il fût admis parmi les avocats conseillers du roi, un jeune homme très distingué, William Cowper, qui devint plus tard, sous George Ier, le comte et le chancelier Cowper. La demande rencontra d’assez fortes objections; une dispense d’âge était nécessaire; lady Russell insista, d’abord auprès de lord Halifax, puis auprès de sir H. Pollexfen, avocat général de la couronne, et sa lettre à ce dernier finit par cette phrase : « J’entreprends peu de choses, monsieur, et je rends ainsi service à très peu de gens; mais je n’aime pas à être désappointée quand j’ai cru toucher à mon but. » C’est l’unique trace que j’aie aperçue, dans cette âme droite et modeste, d’une prétention, légitimée au fond par le mérite de celui qui en était l’objet, mais empreinte d’un peu d’orgueil et d’humeur.

Lady Russell du reste se connaissait mieux et se jugeait elle-même plus sévèrement que n’eût pu le faire le moraliste le plus rigide. On a trouvé après sa mort un papier non achevé, écrit d’une main tremblante par l’âge, et dans lequel, sous forme de prière et avec cette humilité un peu alarmée qui est un trait distinctif de la vertu chrétienne, elle passait en revue les phases de sa vie, se rendait compte de ses défauts, de ses péchés, et en implorait de Dieu le pardon. J’y lis ce passage : « Je le crains. Seigneur, l’orgueil s’attache à moi, dans tout ce que je dis, dans tout ce que je fais, dans tout ce que je souffre. Je ne sais pas supporter les négligences ou les manques de respect envers moi... Je manque moi-même à ce que je dois à mes supérieurs; je me laisse aller à la colère, souvent sans cause; je dois avoir affligé par là des personnes qui désiraient me plaire, et poussé d’autres personnes au péché de l’irritation. Je n’avoue pas volontiers les avantages que j’ai pu retirer des avis ou des exemples d’autrui. Je suis mécontente quand je ne reçois pas tous les égards auxquels je m’attendais, même de la part de mes supérieurs. Telle est la vanité de mon misérable cœur. »

Je ne me sens pas, envers lady Russell, aussi difficile qu’elle l’est elle-même; mais en s’accusant ainsi, avec une rudesse pieuse, d’orgueil et d’exigence hautaine, elle touchait en effet au point faible de son âme, et faisait acte de pénétration autant que de sincérité.

A mesure qu’elle vieillissait entourée de tant de respect, glorieuse dans son deuil, satisfaite dans sa famille et dans son pays, une transformation lente et douce s’opérait en elle; les mêmes souvenirs, les mêmes regrets, également présens, ne lui apportaient plus les mêmes déchiremens; sans guérir son mal, le temps, l’habitude, la