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devrais, en pensant que mon bien-aimé mari a abordé sur le bienheureux rivage de l’éternité. S’il eût vécu, son excellent cœur eût été déchiré bien des fois depuis le jour où il nous a quittés; maintenant il est en sûreté et en paix, et je devrais m’en réjouir, moi qui ne trouve ni paix ni sûreté sans lui. » Mais ces élans d’une âme pieuse n’apaisent pas longtemps les vraies inquiétudes ni les vraies douleurs; la situation religieuse et politique de l’Angleterre devenait de jour en jour plus sombre, et lady Russell, passionnément attachée à ce spectacle, s’attristait et s’alarmait chaque jour davantage pour ses enfans, pour son pays et pour l’avenir de la cause pour laquelle lord Russell était mort.

IX.

La révolution de 1688 vint la tirer de cette situation pleine à la fois d’angoisse et de monotonie. Après cinq ans de veuvage au sein de la défaite, lady Russell passa tout à coup au triomphe, avec le fardeau de sa douleur.

Elle était à Woburn pendant les deux mois qui s’écoulèrent entre le débarquement du prince d’Orange en Angleterre et la fuite définitive du roi Jacques. Loin des événemens et des bruits de Londres, seule avec son beau-père et ses enfans, elle était pourtant bien informée de ce qui se passait, et elle en suivait le cours avec l’ardeur contenue d’un esprit sensé qui connaît l’incertitude des grands desseins, et d’une âme pieuse qui remet son pays comme sa famille entre les mains de Dieu. On voit, par ses lettres, qu’elle lisait assidûment les gazettes, les pièces publiées de part et d’autre, et que des détails sur les incidens de la ville et de la cour lui parvenaient fréquemment. Pressée d’en savoir davantage, quand elle apprit que le prince d’Orange, et le docteur Burnet avec lui, étaient arrivés à Salisbury, elle écrivit à ce dernier par un messager spécial : « Le porteur ne part de Woburn que pour vous porter ce papier et me revenir chargé, je l’espère, de bonnes nouvelles, comme les désirent tous les gens de bien. Il se peut que la curiosité soit trop impatiente, mais elle est inévitable. Je ne vous demande pas de la satisfaire plus que vous ne le pouvez en six lignes. Je voudrais voir quelque chose écrit de votre main sur le sol anglais, et non pas seulement les œuvres de votre cerveau en caractères imprimés. » Quand l’événement approcha de son terme, elle alla, avec le comte de Bedford, passer quelques jours à Londres, et ce fut probablement alors que, le roi Jacques demandant à lord Bedford son appui, le comte lui répondit : « Sire, j’avais un fils qui pourrait être aujourd’hui l’appui de votre majesté. » Lady Russell vit de près les scènes