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âme fatiguée; que du moins mes efforts pour m’acquitter de la tâche que leur tendre et bien-aimé père aurait si bien remplie me donnent quelque satisfaction! Quand j’aurai accompli envers mon meilleur ami et envers eux ce devoir qu’il m’a laissé, que je serais heureuse de reposer auprès de cette poussière chérie que je suis allée visiter naguère! Je veux dire le cercueil qui la contient. Je suis contente que vous ne m’ayez pas désapprouvée, comme l’ont fait quelques personnes qui en ont été instruites, quoique je ne l’eusse dit qu’à vous seul. Docteur, j’y avais réfléchi; je n’allais pas là chercher un vivant parmi les morts; je savais que, n’importe où j’allasse, je ne le verrais pas plus en un lieu que dans un autre; je m’étais promis à moi-même de ne pas m’abandonner à une vaine et déraisonnable passion, mais d’élever mes regards là où s’est élevée la plus noble partie de son être, dans un lieu bien loin d’ici, où aucun pouvoir terrestre ne pénètre et ne peut mettre fin à une heureuse union. C’est là que je voudrais être; mais nous ne réglons pas nous-mêmes notre heure. J’espère l’attendre sans trop d’impatience. »

Elle avait à attendre longtemps cette bienheureuse réunion qu’elle désirait si sincèrement, sans que sa passion lui fît illusion sur la faiblesse de notre nature. En l’attendant, et à mesure que les années s’écoulaient, elle se traitait dans sa douleur comme on s’établit dans un mal dont on ne doit pas guérir et avec lequel on apprend à vivre. Malgré le vide de son cœur, sa vie était active, et elle s’occupait sans se distraire. L’éducation de ses enfans, leurs affaires, l’intérieur de sa maison, les intérêts et le bien-être de ses proches, étaient pour elle l’objet de soins assidus. « Je suis charmé, lui écrivait Burnet, que vous consacriez à vos enfans une si grande partie de votre temps qu’ils n’aient pas besoin d’une autre gouvernante, » et ses filles en effet n’en eurent jamais d’autre qu’elle-même. Elle prenait garde que sa tristesse habituelle ne troublât les joies de leur âge. Quand elle retourna à Stratton, « les pauvres enfans, écrit-elle, ont eu grand plaisir d’être un peu dans un lieu nouveau. Ils ne savent pas combien ce lieu a été plus charmant pour moi et même pour eux. Je crois cependant que Rachel (sa fille aînée) n’a pas été insensible à ce retour, et je n’ai pas pu ne pas m’en réjouir au fond de mon cœur. Ceux à qui leur âge permet quelques souvenirs devraient, ce me semble, ressentir une impression solennelle d’une perte si irréparable pour eux. Je n’en mettrai pas moins tous mes soins à entretenir leur gaieté naturelle; nous plaisons certainement à notre Créateur quand nous prenons gaiement ses volontés sur nous. » Elle portait à son beau-père, le comte de Bedford, une affection reconnaissante. Il perdit sa femme; elle renonça à ses projets de voyage et resta auprès de lui : « Je ne veux pas, dit-elle, quitter, au moment où un nouveau