Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/882

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

résolution extrême. Il remania l’œuvre originale, écarta ce qui lui paraissait compromettant aux oreilles d’un public aussi spirituel, ajouta quelques lazzi de son cru pour adoucir la pilule, et se présenta de nouveau au théâtre de l’Odéon le 16 décembre de la même année. Cent représentations furent la récompense de cette opération césarienne, et M. Castil-Blaze pourrait répondre à ses accusateurs comme Scipion l’Africain : Allons rendre grâce aux dieux d’avoir vaincu les vaudevillistes et popularisé en France et dans toute l’Europe une œuvre aussi étrange, où respire le génie tendre et mystique de la poésie teutonique. — Sans vouloir excuser toutes les témérités que s’est permises M. Castil-Blaze, il y a pourtant une justice à lui rendre : c’est que ses traductions ou ses arrangemens, s’ils ne brillent pas par l’élégance du texte, sont faciles et toujours subordonnés à la phrase musicale, dont il suit l’allure rhythmique avec une adresse incroyable. Or ce n’est pas là une petite difficulté.

On a pu voir, par le Freyschütz qui a été représenté à l’Opéra, ce qu’il fallait penser de ces esprits superbes qui s’écrient comme Danton : Périssent les colonies plutôt qu’un principe! Dans cette traduction, où les récitatifs, fabriqués de la main de M. Berlioz, ne sont pas le moindre défaut, on ne trouve plus le sentiment intime et légendaire de l’œuvre originale; car enfin il ne faut pas oublier que le Freyschütz est un véritable mélodrame, et que la suppression du dialogue qui se mêle à la symphonie et repose de la continuité de ses effets lui donne un caractère héroïque qui n’est point conforme à l’inspiration du musicien. Robin des Bois, tel qu’il vient d’être repris au Théâtre-Lyrique, est à peu de chose près conforme à la partition du maître, car M. Castil-Blaze a pu cette fois rétablir tout ce qu’il avait éliminé et retrancher tout ce qu’il y avait ajouté. Lorsque parut en France, sur la fin du siècle dernier, la traduction de Shakspeare par Letourneur, quelques rares esprits, et Voltaire n’était pas de ce nombre, qui appréciaient le poète anglais, jetèrent les hauts cris contre il traditore d’un si grand génie. Trente ans après, lorsque Letourneur et Ducis eurent popularisé le nom de Shakspeare, des traductions plus fidèles trouvèrent aussi un public préparé à les comprendre. C’est là la meilleure réponse que M. Castil-Blaze puisse faire à ses contradicteurs.

On a beaucoup écrit sur le Freyschütz, aussi bien en France qu’en Allemagne. Comme le Don Juan de Mozart, le chef-d’œuvre de Weber est devenu un thème à commentaires philosophiques; les poètes s’en sont emparés et l’ont illustré de leurs fantaisies diverses. C’est qu’en effet Don Juan et le Freyschüt ne sont pas deux opéras ordinaires, je ne parle pas seulement au point de vue exclusif de l’art musical : il faut les considérer comme des conceptions d’un génie particulier, d’un peuple et d’une époque donnée. Le Freyschütz, pas plus que Don Juan, n’est le fruit d’un caprice de musicien, le fruit de circonstances fortuites. Il est sorti vivant de l’harmonie préétablie, comme dirait Leibnitz, de deux organisations qui l’ont doué en naissant de toutes les tendresses d’un amour profond et longtemps rebuté. En d’autres termes, le Freyschütz renferme plus que le génie musical de Weber : c’est son âme, son imagination, ses aspirations secrètes, celles de son pays et de son temps, qui s’y trouvent fondues dans une fable touchante, d’une naïveté profonde. Avant le Freyschütz, Weber se cherchait et n’existait pas encore; depuis