Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/847

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entrepris presque tous à la fois, et par des travaux militaires trop longtemps différés. Avec des finances qu’il avouait être les plus puissantes de l’Europe après les finances anglaises, mais qui lui paraissaient loin de leur état normal, c’eût été à ses yeux une imprudence impardonnable que d’aborder l’exécution de la totalité des chemins classés. Dès qu’on ne pouvait dépenser qu’une somme réduite, n’était-il pas sage de l’appliquer exclusivement à une ligne traversant le pays dans sa plus grande étendue ?

A une époque où nous ne comptions encore qu’un si petit nombre de chemins de fer, quand nous ne pouvions avoir aucune idée des produits que ces exploitations donneraient en France, on conçoit sans trop de peine le prestige qu’exerça cette idée de la ligne unique, habilement développée, appuyée d’ailleurs sur de graves considérations d’économie politique et de stratégie. Les partisans de la ligne unique formèrent dans les deux chambres une minorité considérable. Nous sommes mieux placés aujourd’hui pour reconnaître qu’il y avait là cependant une illusion d’optique. Qu’on s’en rendit compte ou non, le triomphe de cette proposition, alors même qu’il n’eût pas entraîné le rejet de la loi tout entière, et, en compliquant l’état politique par une crise ministérielle, ajourné encore la question des voies ferrées, aurait eu pour résultat infaillible de restreindre déplorablement l’initiative du pays. La plus grande partie de la France eût été privée pour longtemps de ces créations destinées à développer sa puissance économique, et qui, suivant une expression de M. Duchâtel, ministre de l’intérieur, porteraient avec elles leur paiement. Sans le système des entreprises simultanées, nous serions restés encore en arrière de la plupart des autres pays de l’Europe. La France n’en était pas réduite néanmoins, quand il s’agissait d’une dépense éminemment utile, éminemment productive, à ne pouvoir emprunter, s’il le fallait, 40 ou 50 millions chaque année, pendant huit ou dix ans. Rien de plus juste d’ailleurs que de demander à l’avenir les moyens d’accomplir cette tâche colossale, car c’était en réalité à l’avenir qu’il appartiendrait d’en recueillir les fruits. Comme le fit observer M. Billault, qui défendait les lignes simultanées, on ne réclamait de crédit que pour six lignes du réseau national, et trois de ces lignes étaient des sections dépendant de la ligne unique : Paris à la frontière de Belgique, Dijon à Chalons, Marseille au Rhône. Les sommes affectées aux trois autres chemins, celui de Paris au Rhin, celui de Tours, tête des lignes de Bordeaux et de Nantes, celui d’Orléans à Vierzon, tête des lignes centrales, ne diminuaient pas sensiblement les ressources à porter sur la grande voie de la Mer du Nord à la Méditerranée, qui ne formait pas d’ailleurs un tout aussi compacte qu’on voulait bien le dire. Les deux lignes distinctes dont cette longue voie était l’assemblage, — la ligne de Paris à la frontière de Belgique et la ligne de Paris à Marseille, — avaient moins de relation entre elles que la ligne du Havre, par exemple, n’en avait avec la ligne de Strasbourg. L’intérêt positif de la situation, c’était de favoriser l’essor des chemins de fer sur plusieurs points à la fois, en se réservant de surveiller et de diriger le mouvement. La majorité qui se rencontra au scrutin contre la ligne unique (222 voix contre 152), la majorité plus forte qui adopta le projet de loi (255 contre 83), avait eu à coup sûr le sentiment de nécessités très réelles. La législation de 1842 fut l’expression de ce sentiment. Elle formait un système complexe d’une exécution difficile peut-être,