Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/835

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Poser ici une règle absolue, c’était se lier d’avance les bras en face de nécessités essentiellement variables. L’une et l’autre méthode, la concession directe et l’adjudication, ont leurs avantages et leurs inconvéniens, et le choix entre les deux doit dépendre des circonstances. L’adjudication n’est souvent qu’une trompeuse mise en scène, où manque toute concurrence sérieuse[1]. Dans la concession directe, on sait avec qui l’on traite, et alors seulement on peut compter sur la persévérance des efforts, apprécier l’étendue des garanties morales. La forme employée à l’égard de M. Cockerill n’était donc pas une raison suffisante pour rejeter le chemin belge. On ne le pouvait pas davantage en prétendant, comme on le fit, qu’au lieu d’une subvention, il aurait mieux valu accorder l’aide de l’état sous la forme de la garantie d’un minimum d’intérêt. La garantie d’un chiffre d’intérêt possède sans doute une sorte de puissance magique; elle donne aux actionnaires sérieux une sécurité plus réelle, et permet de venir en aide à un plus grand nombre d’entreprises. Souvent même elle revient à un simple appui moral donné à des opérations naissantes. Certes c’est un malheur qu’on n’ait pu décider l’administration, sous le gouvernement de juillet, à recourir à ce mode fécond qui aurait singulièrement favorisé l’essor des entreprises sans rien coûter ou presque rien au trésor public; c’est un malheur qu’on n’en ait vu alors qu’une seule application, et encore une application introduite à titre d’essai par la chambre élective. Cependant le système de la prestation directe peut dans certains cas former un stimulant plus actif, parce que l’aide prêtée est plus immédiatement sentie, et qu’elle diminue la somme de capitaux à demander aux bourses particulières. Ceux qui, en 1837, s’élevaient contre la subvention fixe en disant qu’elle favorisait l’agiotage n’avaient pas pénétré bien avant dans l’examen des causes propres à surexciter l’humeur du monde financier. L’agiotage est un mal inhérent à tout grand mouvement d’affaires; il existera aussi longtemps qu’il y aura des gens peu honnêtes prêts à profiter d’une heure d’engouement pour attribuer à certains titres une valeur exagérée, et des gens simples, mais avides de gain, pour se laisser allécher par l’appât d’un gros bénéfice. L’agiotage dépend moins du régime de telle ou telle entreprise que de la disposition des esprits à un moment donné. On l’a vu sévir aussi violemment dans des opérations entièrement privées que dans celles où intervenait l’état. Que résulta-t-il en dernière analyse de cette passe d’armes de 1837 sur la prestation directe et la garantie d’intérêts, passe d’armes dans laquelle la cause de la garantie fut brillamment défendue par M. Berryer, tandis que M. Duchâtel apporta l’autorité de ses travaux en matière d’économie politique et de son expérience administrative en aide à la subvention directe ? Ce qu’il en résulta, c’est évidemment que si, à un point de vue général, il ne fallait renoncer ni à l’un ni à l’autre

  1. On sait à quoi s’en tenir aujourd’hui à ce sujet depuis qu’on a vu de nombreuses compagnies s’entendre secrètement à la veille du jour fixé, et anéantir ainsi tout l’effet de la mesure. L’idée de ces fusions sur une grande échelle effectuée en 1845 lors de l’adjudication du chemin de Lyon appartient, assure-t-on, à l’ancien chef de l’école saint-simonienne, M. Enfantin, qui a eu dans sa vie plus d’une conception originale, mais qui n’en a guère eu dont le succès ait été aussi complet. Dès qu’il eut jeté la planche, tout le monde voulut y passer. L’adjudication dès lors ne fut plus qu’un vain mot.