Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/763

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les doctrines les plus étranges et parfois les plus extravagantes se disputaient la popularité, M. Brizeux a conquis et garde encore une place éminente par la seule puissance de la simplicité. En nous racontant l’histoire de son âme, il a trouvé moyen de se concilier la sympathie de toutes les âmes délicates. Pour comprendre et pour admirer ses œuvres, il n’est pas nécessaire d’avoir pâli sur les monumens du génie antique et du génie moderne. Si l’auteur de Marie n’ignore aucun des secrets de l’art, il relève avant tout de la nature, du sentiment religieux, du sentiment moral, et ces trois sources fécondes n’ont rien à craindre des caprices de la mode. Aussi je nourris la ferme espérance que dans dix ans M. Brizeux sera, pour la génération qui grandit sous nos yeux, ce qu’il est pour nous. Que les esprits cultivés abandonnent le moyen âge et se retournent vers l’antiquité, ou qu’ils cherchent en eux-mêmes la substance de toute poésie, l’auteur de Marie ne perdra pas la place qu’il occupe dans notre histoire littéraire. Sa renommée, si modeste en apparence, me paraît reposer sur de solides fondemens. Les doctrines tantôt victorieuses, tantôt vaincues, qui ont occupé les salons et les académies depuis trente ans, pourront s’effacer de notre mémoire sans que l’auteur de Marie ait à redouter l’oubli. Il a chanté l’amour avec trop de sincérité pour que les femmes consentent jamais à déserter sa cause. Les sympathies conquises par une profession de foi littéraire trahissent parfois ceux qui les invoquent; les sympathies conquises par l’émotion sont heureusement plus fidèles.

Une question reste à poser : M. Brizeux a-t-il réalisé toutes les espérances éveillées par son premier livre ? A-t-il accompli en vingt-trois ans toutes les promesses contenues dans le poème de Marie ? Ceux qui comptent les œuvres au lieu de les peser trouveront peut-être que sa vie n’est pas remplie. Quant à moi, je ne loue pas seulement l’élévation, mais bien aussi la sobriété de ses travaux. Il n’a pas tenu à parler souvent, mais à bien parler, et surtout à ne parler qu’à son heure. Aussi chacune de ses élégies est demeurée gravée dans toutes les âmes tendres. Sa vie est bien remplie, puisqu’il n’a jamais parlé sans être écouté. Il n’a pas à redouter le reproche de stérilité, puisque toutes ses pensées, recueillies par des esprits attentifs, ont germé comme une semence déposée dans un sol généreux. Parmi les poètes de notre temps, il y en a bien peu dont les œuvres excitent plus activement la méditation. Il indique en quelques traits le sentiment qu’il éprouve, sans jamais épuiser la source d’émotions qui vient de jaillir sous sa volonté. Pour les esprits ignorans, c’est un signe de faiblesse; pour les esprits éclairés, c’est le signe de la vraie puissance.


GUSTAVE PLANCHE.